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que des chevaux pour le travail des carrières, et ils ne vont ni loin ni vite. À aucun prix, vous n’en trouverez chez nous.

— Allez donc voir, dis-je à Abel.

— Entrez toujours, répondit-il, je vais m’informer, — et il s’éloigna. J’entrai dans l’auberge, qui, au dehors, semblait une masure, mais dont l’intérieur propre, ciré et orné de fleurs comme tous ceux du pays, ne rendait pas bien effrayante la perspective d’y rester quelques heures. Les deux femmes qui tenaient la maison étaient prévenantes sans importunité. Je me chauffai avec plaisir, et, pour faire quelque dépense, je commandai du café pour Abel. Il revint au bout de peu d’instans, et me dit qu’il était impossible de sortir de ce village avant le lendemain.

— Eh bien ! lui répondis-je avec une candeur qui le troubla, vous vouliez rester avec moi, le hasard l’a voulu aussi. Nous ne nous dirons pas adieu aujourd’hui. — Je vis qu’il hésitait à me répondre, et je lui demandai de quoi il paraissait inquiet. — Ah ! Sarah, me dit-il en s’agenouillant près du feu devant moi, vous êtes un trop bon ange ! Je ne peux pas vous tromper plus longtemps. Vous ne voyez donc pas que je vous ai perdue exprès ?

— Non, je ne le voyais pas, répondis-je, blessée au cœur, et je ne peux pas le croire, quoique vous me le disiez.

— Eh bien ! reprit-il vivement, j’ai fait quelque chose qui vous semble mal, qui vous offense, et que vous me pardonnerez, il le faut ! Si vous étiez au bord d’un précipice, je vous retiendrais de toute la force de ma volonté, dussé-je froisser vos membres délicats, que j’adore, et déchirer vos vêtemens, qui me sont sacrés. Je ne penserais qu’à vous sauver, et mon étreinte furieuse serait aussi chaste que celle dont vous embrasseriez votre petite Sarah eu pareille circonstance. Tenez, il faut en finir avec ces terreurs. On veut nous désunir : deux femmes ennemies, Mlle d’Ortosa, qui ne reculera devant aucune machination pour m’éloigner de votre famille, et votre sœur, moins habile, mais plus puissante sur vous ! Je sens bien, à chaque pensée qui vous trouble, à chaque parole qui vous échappe, que vous m’appartenez quand je suis là, mais que vous subissez une domination atroce quand je vous quitte. Vous n’avez pas la force nécessaire pour la briser. Il faut que j’aie cette force pour nous deux. J’ai voulu l’avoir, je l’ai, je l’aurai.

— Mais que voulez-vous donc ? lui dis-je : quel moyen avez-vous trouvé de me soustraire à l’influence de ma sœur ? Vous voulez me compromettre, m’ôter cette bonne réputation qui devrait faire votre orgueil, et qui est la seule dot que je puisse être fière de vous apporter ?

— Je veux vous enlever ! Que m’importe cette réputation qui est