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guère les faiseurs d’aujourd’hui, occupés spécialement à ravauder Shakspeare et Goethe. Quoi qu’il en soit, Scribe fut l’homme de cette réaction, qu’il gouverna en quelque sorte de sa propre initiative et sans avoir eu besoin d’être poussé par le musicien. Meyerbeer n’eut pas grand’peine à deviner les avantages qu’on pouvait tirer d’un pareil collaborateur, et l’association de ce génie et de ce talent, pour premier résultat, donna Robert le diable.

Doué comme Weber du sens de la sonorité, mûri par d’énergiques études, Meyerbeer mettait la main sur un poème où tout ce qu’il avait. acquis dans ses longs voyages, — en Italie de grâces mélodiques, en Allemagne d’autorité magistrale, en France de goût et de juste mesure dans les proportions, — allait enfin pouvoir s’exercer. Cette légende du diable fait homme, dont il n’est pas un peuple qui ne possède sa version, Scribe, disons-le, l’a traitée en poète dessinant à larges traits les situations, se contentant partout de faire œuvre simple de programme, à ce point que sa pièce a besoin, pour être comprise, et du commentaire de la musique et de tout l’appareil des décorations et de la mise en scène, ce qui est à mon sens l’idéal d’un poème d’opéra. Lui, d’ordinaire si bourgeois, il s’élève très souvent dans son théâtre lyrique à la plus haute conception du sujet, comme dans le quatrième acte des Huguenots, et surtout dans cette admirable donnée du trio final de Robert, figuration vivante et pathétique jusqu’au sublime de l’idée si familière à l’art du moyen âge, et dont tous les portails, tous les vitraux, tous les triptyques des cathédrales portent l’empreinte fouillée dans la pierre ou le bois, enluminée dans le cristal ; n’en disons pas trop cependant, car, s’il y a fort à louer dans ce beau poème, la critique y trouve aussi bien des endroits où se prendre. Ce personnage d’Alice par exemple, quel est-il ? Vit-on jamais caractère plus en désaccord avec lui-même ? Voilà une jeune fille qui, naïve et toute charmante d’innocence et de simplicité au premier acte, inspirée et tragique au cinquième, passe la première partie du troisième acte à se maniérer en paysanne d’opéra-comique ; évidemment la petite mijaurée qui vient ainsi, leste, futée et provocante, vocaliser en l’honneur de la patronne des demoiselles, n’a rien de commun avec l’aimable enfant que nous avons connue dans la première scène, et qui tout à l’heure, dans le trio final, rayonnera des plus nobles flammes de l’enthousiasme. Entre l’exposition et le dénoûment, il y a pour ce personnage une vraie solution de continuité, il se désavoue et se dément. Ces couplets badins, presque effrontés, sont le plus étrange contre-sens dans la bouche de celle qui tantôt a soupiré la romance d’entrée. Lorsque j’entends au début cette phrase pleine d’émotion et de recueillement, la présence de Raimbaut voyageant seul avec cette jeune fille n’a rien qui me choque ; mais la petite personne qui chante si galamment « quand je quittai la Normandie » me parait en savoir déjà long, et je commence à me montrer beaucoup moins rassuré sur le