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REVUE DES DEUX MONDES.

— Le malheur de la contrarier ? Je la contrarierais bien davantage, moi, si elle vous faisait souffrir ; je la haïrais !

— Qu’elle me fasse souffrir, ce n’est rien, j’y suis habituée ; mais si elle souffrait beaucoup elle-même ?

— J’entends, vous me sacrifieriez, et vous croyez que ce serait le moyen de me rendre épris d’elle ?

— Qui sait ? avec le temps ! Un homme résiste-t-il à une passion vraie quand la femme est jeune et charmante ?

Le cocher qui nous conduisait s’arrêta. Abel passa la tête dehors et lui dit quelques mots que je n’entendis pas. Il repartit aussitôt.

— J’avais cru, lui dis-je, que nous arrivions à Givet ?

— Nous n’y serons pas, me répondit-il, avant deux heures.

Je ne m’inquiétai pas du chemin que nous suivions, et que la nuit ne m’eût pas permis de reconnaître ; mais le silence où Abel était tombé m’alarma, et je lui demandai s’il n’avait rien à répondre à mes anxiétés.

— Vos anxiétés, reprit-il, ne sont pas les miennes. Vous pensez à votre sœur ; moi, je pense à vous, Sarah ! Vous ne m’aimez donc pas, que vous admettez la pensée de m’en voir aimer une autre ? Voyons, que feriez-vous si j’étais assez lâche pour épouser votre sœur au lieu de vous ?

— Rien !

— Comment ! rien ?

— Je resterais près de vous, j’élèverais vos enfans, je tiendrais votre ménage.

— Enfin vous n’en mourriez pas, cela est certain !

— Je ferais mon possible pour vivre de mon sacrifice, au lieu de vous le rendre stérile en succombant à mon chagrin.

— Vous êtes peut-être sublime, reprit-il avec emportement, mais c’est trop pour moi. Je ne comprends pas ! Vous n’aimez pas, Sarah ! c’est trop d’abnégation. Si vous me quittiez pour un autre, je le tuerais, fût-il mon frère, et vous, vous m’offrez… Tenez, vous êtes folle, et vous me brisez !

Je ne répondis pas, sa voix irritée me faisait peur. Il s’agita dans la voiture, il leva et baissa les glaces avec brusquerie, maudit le temps, qui était lugubre, la nuit sombre, les nuages de plomb qui lui rappelaient l’horrible grotte de Han ; puis il s’apaisa, me prit les mains et vit que je pleurais. — Quelle femme ! s’écria-t-il ! elle pleure à étouffer, et on ne l’entend pas ! Elle mourrait à vos côtés sans se plaindre ! Ah ! tiens, Sarah, tu es au-dessus de la nature humaine, et moi je suis au-dessous ! Que veux-tu ? j’ignore tant de choses ! Je ne sais ce que c’est que les liens du sang, je n’ai pas eu de famille, j’ai vécu comme un sauvage, tout seul dans la vie, es-