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propre esprit, que ce qui ne paraît ni ardent ni fort est faible. Quoique cette lacune singulière ne diminue en rien mon amour pour lui, elle lui rend cependant impossible de découvrir complètement et de comprendre certains côtés de mon âme. Il sera toujours plus que moi, mais je le saisirai mieux et je le comprendrai plus complètement qu’il ne me comprendra. »


« Il me manque la douceur, la grâce qui gagnent l’affection, » écrivait Frédéric lui-même à son frère, et il semble que son extérieur ait été à l’avenant ; il appelait plutôt l’attention que la sympathie.


« Une taille, dit Schleiermacher, qui, sans être élégante ni robuste, fait l’impression de la force et de la santé, une tête très caractéristique visage pâle, cheveux très noirs coupés courts tout autour de la tête et sans poudre ni frisure, un costume qui manque d’élégance et qui est cependant fort distingué et gentlemanlike, — voilà ce qui peut te donner une idée de l’extérieur de ma moitié momentanée. »


Il va sans dire que la moitié dut faire partie du cercle intime qui se réunissait chez Henriette Herz. Si Frédéric ne fut pas tout à fait du goût de la maîtresse de maison, dont la nature, « toute de calme et d’ordre, » répugnait un peu à la « sensualité violente et débordante » du jeune apôtre de l’évangile nouveau, il eut le bonheur de faire grande impression sur l’amie intime d’Henriette, l’exaltée et malheureuse Dorothée Veit. Dorothée avait reçu de son père, Moïse Mendelssohn, l’éducation la plus soignée. D’une intelligence peu commune, elle était vite arrivée à se faire une opinion à elle sur les hommes, les choses et les livres[1]. Son père l’avait laissée libre, comme c’est la coutume allemande, de choisir elle-même sa lecture, et elle s’était jetée de préférence sur les romans sensibles, si fort à la mode à ce moment du siècle. Son imagination, naturellement vive, s’y était encore enflammée, et elle se voyait déjà l’héroïne d’un roman sentimental, une Julie ou une Clarisse, lorsque le père Mendelssohn la maria, à peine âgée de seize ans, et sans la consulter, à un banquier juif qui avait toute sorte de qualités, sauf celles d’un héros de roman. Veit en effet n’était ni très jeune, ni très beau, ni d’un esprit brillant ; son grand fonds de bonté et d’intelligence solide était de nature à ne se révéler qu’à la longue, et ne frappa point la jeune fille romanesque. Dorothée le considéra dès le premier jour comme un ami paternel plutôt que comme un époux bien-aimé. Elle se crut « incomprise ; » elle sentit un vide qu’elle ne pouvait combler et qui la rendait malheureuse. Pourtant l’union des deux époux resta paisible et calme, en apparence du

  1. Le roman inachevé de Dorothée, Florentin, est bien supérieur à tous les drames et romans de Schlegel.