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MALGRÉTOUT

heureux. Il pleurait d’amour et de joie. La voiture arriva, et nous reconduisit au village. Nous avions trois heures de route pour regagner Givet, et je m’avisai qu’Abel avait peut-être oublié de déjeuner pour me rejoindre plus vite. — Quelle enfant ! me dit-il en me regardant avec un rire attendri ; elle croit que je songe à manger !

— Si vous n’y songez pas, répondis-je, c’est raison de plus pour que vous en ayez grand besoin.

Je donnai l’ordre qu’on nous servît.

— Oui, dit-il en s’asseyant devant moi à la petite table de noyer où j’avais déjeuné seule le matin, j’ai faim, vous m’y faites penser ; mais j’aurais pu l’oublier jusqu’à la mort. C’est donc vous qui me soignerez ? C’est moi qui serai l’enfant ? Oui, vous êtes la maternité, la tendresse, la sollicitude, je le sais bien, je le vois, et le sentiment que j’en ai met comme une douce moiteur sur mes nerfs irrités. Comment, je vais être aimé ! Quelqu’un s’inquiétera de moi à toute heure et me dira : Il faut faire telle chose et t’abstenir de telle autre ! Je ne me gouvernerai plus, quelle chance ! Et vous serez heureuse aussi, Sarah, heureuse de rester vous-même, c’est-à-dire providence, et d’avoir un enfant docile et reconnaissant !

J’étais heureuse déjà de le servir et de bercer cette puissance à laquelle j’appartenais. Je pris du thé pour le décider à manger, et après nous nous demandâmes où nous allions. Je n’avais plus d’objections, plus de doutes quand il était là ; mais enfin il fallait aviser aux choses immédiates. Il voulait rester près de moi jusqu’au retour de mon père et de ma sœur. Dans ma maison, ce n’était vraiment pas possible ; dans mon voisinage, il était connu, et d’ailleurs pourrions-nous passer plusieurs jours sans nous voir, nous sentant près l’un de l’autre ?

— Comment, s’écria-t-il, je vais vous reconduire chez vous ce soir, et nous nous dirons encore adieu ! Non, ce n’est pas possible. Vous êtes là, je vous tiens, je suis ivre de joie, nous mangeons ensemble, nous sommes tête à tête comme deux époux, et parce qu’on pourra le savoir et le dire, nous allons nous quitter ! Non, Sarah, je ne veux pas, je vous enlève ! Ce pays est une solitude immense ; faisons deux lieues à travers les bois, et personne ne nous y connaît plus. On sait chez vous que vous êtes en excursion ; on ne sait quand vous comptez rentrer, car vos gens m’ont dit qu’après les grottes de Han vous iriez peut-être voir celles de Rochefort. N’y allons pas, fuyons les lieux habités ; allons à l’aventure, ne nous quittons pas surtout ; si vous me quittez, vous aurez encore peur de moi. On vous ébranlera, on vous dira d’attendre ; moi, je n’attends plus, ou je deviens fou !

J’essayai de résister. Il eut l’air de céder, et nous montâmes dans la voiture qu’il avait amenée ; il avait renvoyé la mienne à Givet.