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essentielle de la nature féminine. » Aussi enseignait-il à Henriette que cette coquetterie protégeait les femmes de « l’humiliation d’être inactives dans l’amour depuis ses premiers commencemens. » Elle-même ajoute à son aveu l’observation un peu banale que toute femme peut toujours tenir un homme à distance, même après l’avoir attiré. Cela ferait croire, comme on est d’ailleurs tenté de le soupçonner, qu’elle appartint à la classe si redoutable des coquettes vertueuses, lesquelles ont la naïveté de se croire plus morales que leurs sœurs moins prudentes.

Le salon d’Henriette changea un peu d’aspect dans les dernières années du siècle. La ligue de vertu avait cédé la place au cercle de lectures dont Rahel fit partie, et qui dura jusqu’après la mort de Marcus Herz (janvier 1803). C’était le beau temps où chaque foire de Leipzig apportait un nouveau drame de Schiller ou un volume de Goethe, sans compter les étoiles de seconde grandeur qui gravitaient autour de ces astres. On se réunissait alors pour lire ces nouveautés à haute voix, et à rôles distribués lorsque c’étaient des drames. Henriette lisait remarquablement, et il se comprend qu’on aimât à l’écouter. L’élément aristocratique se mêla de plus en plus à son cercle. Le comte Bernstorff, que nous connaissons déjà comme l’amant malheureux de Marianne Meyer, Fr. de Gentz, le spirituel conseiller de guerre, à la veille de son évolution politique, encore enthousiaste de la révolution, mais déjà sur le point de se convertir, le comte de Dohna-Schlobitten, élève et ami de Schleiermacher, plus tard ministre d’état, et qui offrit à la belle Henriette, peu après la mort de Marcus Herz, une main qu’elle refusa ; Gustave de Brinckmann, gentilhomme suédois fort distingué et grand ami de Fritz Jacobi et de Rahel, Ancillon, le futur ministre des affaires étrangères, Adalbert de Chamisso, le Français germanisé qui l’appelait « sa souveraine, » mille autres célébrités se pressaient dans son modeste salon, attirées par ce je ne sais quoi d’une maîtresse de maison accomplie qui, sans grande supériorité intellectuelle, possède cet art singulier qui ne s’enseigne ni ne s’apprend, et qu’on appelle l’art de recevoir. Sans doute Henriette avait l’esprit orné ; elle avait lu plus que ne lisent généralement les femmes, même les plus instruites ; elle parlait toutes les langues modernes avec une rare élégance, — elle se mit même plus tard à étudier le sanscrit, le turc et, Dieu me pardonne, le malais ! — Elle a écrit des nouvelles, et pourtant, à en juger d’après ses lettres et ses mémoires, ce ne fut ni une intelligence supérieure ni surtout une individualité. Varnhagen l’appelle, du mot inventé par Goethe dans le Wilhehn Meister, une Anempfinderin, c’est-à-dire une personne sans spontanéité dans ses impressions et dans ses vues, qui saisit facilement les pensées et les sentimens d’autrui, se les assimile