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famille royale elle-même par deux de ses membres les plus brillans.

Si la bourgeoisie se tenait à distance de cette société imbue des principes modernes, il n’en était pas ainsi des hommes de lettres et des savans. La capitale prussienne n’avait pas encore son université, mais elle était déjà le siège d’une académie célèbre. Depuis que Lessing y avait publié, avec Moïse Mendelssohn, les fameuses Lettres sur la littérature (1757), les écrivains de l’Allemagne entière y affluaient, apportant avec eux cette manière de voir, — dirai-je idéale ou libre ? — qui est propre à la période classique de la littérature allemande, et qui ne tient nul compte de la morale de convention, parce qu’elle place hardiment l’instinct et le génie au-dessus des formes et des lois sociales. Les hommes de lettres, pauvres pour la plupart, appréciaient au moins autant que les hommes de noblesse, et pour les mêmes motifs, ce terrain neutre où ils pouvaient oublier la res angusta domi sans l’échanger contre le triste plaisir de la tabagie ou de la taverne. Le haut commerce chrétien en effet, peu nombreux d’ailleurs, se plaisait encore, à la façon allemande, dans la simplicité du ménage bourgeois ; la classe moyenne instruite n’existait guère ou se formait à peine ; le fonctionnaire mourait de faim ou était devenu une pure machine de travail, à moins qu’il n’appartînt à la haute noblesse, auquel cas il vivait strictement séparé de ses collègues roturiers. Nicolaï seul, l’ami de Moïse Mendelssohn et de Lessing, qui de libraire était devenu auteur et jouissait d’une fortune considérable, recevait parfois les savans ; mais il n’aurait point réussi, quand même il l’aurait voulu, à fixer chez lui la noblesse instruite et dilettante. La cour, avant 1786, était triste ; Frédéric II ne se montrait guère en dehors de son cher Sans-Souci, et la reine vivait séparée à Schönhausen. Les choses changèrent peu, du moins aux yeux du public, à l’avènement de Frédéric-Guillaume II. Le neveu du roi philosophe s’enfermait dans son « sérail de Potsdam, » entouré de ses maîtresses, de ses rose-croix, de ses piétistes et de ses favoris sans esprit, sans conviction et sans savoir, il ne s’occupait point de la société de sa bonne ville. Le relâchement moral de la nouvelle cour ne fut pourtant pas tout à fait sans action sur la noblesse prussienne, déjà préparée par l’exemple d’indifférence religieuse de l’oncle. Il s’était formé ainsi, dans les dernières années du siècle, un esprit berlinois tout particulier, mêlé de judaïsme, de lumières, comme disaient nos aïeux, et de quelque chose comme l’atticisme français. « L’esprit du XVIIIe siècle, disait Varnhagen, le règne de Frédéric II, le sol de Berlin, l’action de Moïse Mendelssohn et de Lessing, il avait fallu tout cela pour produire pareille floraison. »

Le premier trait d’union de ces élémens divers avait été en effet Moïse Mendelssohn, dont le caractère a fourni plus d’un trait au