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MALGRÉTOUT

— Nous avançons, me dit-elle, et très vite ; regardez ! vous le verrez bientôt.

En effet, un tout petit point bleu trouait comme un pâle saphir les ténèbres sans bornes. Le courant insensible nous poussait sans bruit vers cette lueur qui grandissait rapidement, et qui devint un clair de lune, puis une aube, puis une splendide grotte d’azur. Le lac, en se resserrant, se remplit des reflets énormes de la voûte, et ce miroir, d’une immobilité extraordinaire, apparut comme un abîme sans eau où la barque allait se briser et se perdre dans des profondeurs hérissées de rochers monstrueux. Je me demandais très naïvement comment nous franchirions ce gouffre, quand la grotte d’azur devint un foyer ardent dont les yeux pouvaient à peine supporter l’éclat. C’était le jour, et le jour terne, car il pleuvait dehors. Qu’est-ce donc que ce foyer d’irruption de la lumière dans le crépuscule quand le soleil est de la partie ?

J’étais si éblouie que je ne pouvais sortir d€ la barque et ne voyais pas le magnifique portail de rocher qui s’ouvrait sur la verdure extérieure. Cette verdure me semblait incandescente ; quelqu’un me donna la main et me fit asseoir sur un banc auprès duquel était la petite pièce de campagne qu’on se hâtait de charger. Le coup partit. Je ne l’entendis pas. Quelqu’un qui craignait pour moi la commotion trop violente m’avait entourée de ses bras en me disant tout bas : Sarah ! — C’était Abel ! Le cri de surprise qui m’échappa fut sans doute couvert par la terrible détonation. Je ne la ressentis aucunement ; mon être avait subi une secousse autrement profonde,

Nouville ne m’avait pas tenu parole. Il avait cru devoir donner à son ami une leçon salutaire. Il lui avait envoyé à Nice la dernière lettre que je lui avais écrite et où, rappelant l’aventure de Lyon, je lui disais : « J’en suis venue à pardonner même cela, et je vois bien que je pardonnerai tout, car il s’agit de le sauver, et je m’y dévoue, dussé-je mourir à la peine. » Abel avait quitté Nice à l’instant même. Il était venu me chercher à Malgrétout, et, ne m’y trouvant pas, il avait su où j’étais et m’avait suivie. Me voyant effrayée de son approche dans la grotte, où un petit berger l’avait guidé, il avait attendu que nous fussions sortis de ces dangers pour me parler.

Quand je vins à bout de comprendre ce qu’il me disait, nous étions encore assis sous le majestueux portique de la grotte, en face de ce miroir du lac qui en reflétait l’arcade festonnée de verdure. Il pleuvait ; Abel avait envoyé Élisabeth chercher la voiture. Le batelier était retourné à son poste dans la caverne. Nous étions seuls.

Abel me parlait en tenant mes mains. Comme cet illettré, ce muet épistolaire savait dire avec l’éloquence du cœur ce qu’il voulait dire ! Il me jurait et me prouvait presque que la Settimia n’avait jamais