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On m’avait beaucoup exagéré la hauteur des eaux de la Lesse, mais elle s’était fraîchement retirée, et l’humidité laissée sur les roches était si grande que plusieurs torches s’éteignirent, surtout du côté où j’étais. Je me trouvai plongée par momens dans une obscurité qui ne me permettait pas de voir à mes côtés. Cette promenade sinistre m’avait exaltée, il me passa par la tête des idées folles. N’était-ce pas là un endroit ménagé à souhait pour le suicide qui ne s’avoue pas ? Je n’avais qu’un pas, qu’un léger mouvement à faure pour me laisser glisser dans cette eau noire et profonde qui mugissait à mes pieds. Qui s’en apercevrait ? qui me retrouverait là ? qui saurait jamais si je n’y étais pas tombée par accident ?

Cette rêverie s’empara de moi au point que, pour résister au vertige de l’abîme, j’étendis la main pour me tenir à un angle du rocher. Ma main rencontra le bras d’une personne qui était derrière moi et que je n’avais ; pas vue, que je ne pouvais pas distinguer. — Est-ce vous, Élisabeth ? lui dis-je. — Elle ne me répondit pas et glissa comme une ombre confuse. Élisabeth était à quelque distance, elle m’entendit et vint à moi avec sa lumière. La personne avait disparu. J’avoue que j’avais eu peur, et qu’au milieu de mon désir de suicide l’approche d’un danger inconnu m’avait rappelée à la raison. Je pensais qu’un des ouvriers avait voulu me voler, ou, chose pire, m’insulter. Je n’osai dire ma puérilité à la jeune fille, et je me rapprochai des lumières.

Mais quand j’eus assez vu le site, et qu’elle me proposa de reprendre notre route, car nous avions encore une heure à marcher avant de pouvoir sortir, mes appréhensions revinrent, et je lui demandai si elle connaissait toutes les personnes qui étaient dans la grotte.

— Certainement que je les connais, répondit-elle, c’est tous de braves gens ; mais, comme l’entrée n’est pas gardée en ce moment, il peut bien se faire que quelqu’un d’étranger soit entré derrière nous. Si vous avez peur, je vais demander à mon oncle, qui est par là, de nous conduire jusqu’au lac.

J’acceptai, et après d’autres stations toujours plus intéressantes nous arrivâmes au lac que forme la Lesse avant de sortir de sa prison. L’oncle d’Élisabeth nous confia au batelier qui stationne au rivage, et nous montâmes toutes deux dans la barque avec d’autres paysans qui devaient nous régaler du formidable coup de canon dont la détonation se prolonge à l’infini sous la voûte immense. À peine étions-nous installées pour partir, qu’on éteignit les torches ; nous nous trouvâmes ensevelies dans une obscurité absolue.

— Ne vous étonnez pas, me dit la jeune fille, et regardez devant vous, tout droit.

— Pourquoi n’avançons-nous pas ? lui demandai-je après quelques instans.