Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
MALGRÉTOUT

tête ; la Lesse gronda dans des profondeurs invisibles. Nous gravîmes de petites hauteurs, difficiles à cause du sol glaiseux et toujours imprégné du suintement des roches ; nous traversâmes des galeries énormes. Je ne m’arrêtai pas à regarder les bizarreries des stalactites qu’Élisabeth voulait me faire admirer comme des merveilles qui n’existaient nulle part ailleurs ; sur la foi des dévots de son village, elle voyait partout des représentations de l’enfer avec des monstres pétrifîés, ou des statues de madone placées là par la Providence pour nous protéger. Je la laissais dire et cherchais à me rendre compte des formes de ce monde souterrain qui n’est pas, comme on le croit dans le pays, l’ouvrage des eaux de la Lesse. C’est un craquement intérieur formidable où le torrent a trouvé passage et s’est laissé emporter par la pente, tournant les obstacles qu’il rencontrait, et se faisant large ou étroit, rapide ou morne, selon la disposition de son lit et ses rives, se comportant enfin de la même façon qu’il se comporte à ciel découvert. Il n’y avait donc là rien de curieux ; mais ce monde souterrain s’est établi dans des proportions d’une majesté rare. Je pus m’en convaincre quand, nous dirigeant vers un bruit de voix et d’outils, nous arrivâmes à un endroit dont une vingtaine d’ouvriers déblayaient les sentiers. Ils avaient tous des torches, et, comme ils étaient disséminés sur plusieurs points, je n’eus pas besoin de les prier d’illuminer. Le paysage souterrain était éclairé à souhait.

Figurez-vous un ravin avec le torrent au fond, des blocs énormes jetés en désordre sur la croupe de collines aux versans rapides, donnez pour cadre à ce vaste tableau des bases colossales de montagnes dont le sommet se perd dans la nuit, et pour ciel l’ombre impénétrable d’une voûte longue d’un kilomètre et haute de trois cents pieds. C’est un chaos alpestre enfoui dans un chaos. C’est une scène de montagne brisée dans l’intérieur d’une montagne compacte. Le bruit de l’eau courante, les ouvriers occupés à retrouver les sentiers praticables et à réparer le pont rustique, donnaient un aspect de vie étrange à ce décor enseveli.

Comme ces hommes achevaient leur travail et se transportaient dans ce qu’ils appelaient une autre salle, et que j’aurais appelé, moi, un autre pays, je les suivis, et ils m’aidèrent à passer encore le torrent sur une simple planche et à marcher dans les endroits dangereux. Ils s’installèrent pour réparer un autre pont dans une autre immensité. Là, voulant voir le lieu, qui était encore plus grandiose que le précédent, je m’assis sur une roche, et j’attendis qu’ils eussent pris chacun leur poste et planté leur torche. Élisabeth me recommanda de ne pas bouger, car j’étais au bord d’un précipice, et elle s’éloigna pour aller babiller avec un jeune gars, son frère ou son amoureux.