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et je vous réponds en toute assurance : non, l’étiquette s’est trompée de sac, et je ne vois devant moi que la figure d’un vénérable sage quelconque. Où est dans cette figure cette imposante majesté qui est inséparable du père des hommes et des dieux ? où est son caractère d’impassible justice et de sévère paternité ? Peut-être en effet l’artiste païen a-t-il eu l’intention de faire un Jupiter ; mais la tradition s’était altérée, un esprit nouveau remplissait le monde, et de même que, dans le roman d’Apulée et dans la fable de Psyché, nous surprenons flottans dans l’air païen les sentimens de tendresse et d’onction propres au christianisme, de même ici l’artiste païen a imprimé à son image de bronze le cachet des vertus que l’esprit nouveau commençait à souffler sur l’humanité ; il a créé un personnage vénérable et non imposant. Loin d’être divin, ce Jupiter a quelque chose de très particulièrement populaire : combien de confesseurs, de martyrs, d’évêques de la primitive église ont dû ressembler à ce respectable sage, aux traits calmes avec une nuance de tristesse, que l’on sent fait pour l’autorité exercée par la persuasion, le conseil fraternel, la réprimande amicale ! De la vue de cette statue, nous-avons tiré cette conclusion très singulière : c’était à l’époque où l’on appelait cette statue un Jupiter que l’on se trompait, et c’est depuis qu’on l’a nommée un saint Pierre que l’on ne se trompe plus. C’est bien en réalité à un saint Pierre que les Romains adressent leurs prières ; ils peuvent l’adorer en toute sécurité de conscience ; l’esthétique le leur permet aussi bien que la tradition.

C’est dans cette église de Saint-Augustin que l’on admire, peint à fresque sur un des piliers de la nef, l’Isaïe de Raphaël ; passons sans nous arrêter devant cette belle œuvre que nous retrouverons en parlant du peintre d’Urbin, et allons dans la première chapelle à droite admirer quelque chose de beaucoup moins rare, une superbe toile de Michel-Ange de Caravage. Ce tableau représente, paraît-il, Notre-Dame de Lorette adorée par deux pèlerins ; j’ai cru longtemps qu’il s’agissait d’une adoration des bergers, ou de quelque chose de semblable. Notre erreur était excusable, car la Vierge est comme noyée sous ces vigoureuses ombres noires familières à Caravage, et les deux figures des pèlerins qui sont éclairées par ce non moins vigoureux reflet de lumière rougeâtre qu’affectionne le robuste ouvrier sont deux figures où l’énergie des bandits de la campagne romaine ou napolitaine se combine agréablement avec une expression de triviale bonhomie. Ces deux figures ont quelque chose à la fois de farouche et de câlin qui les fait ressembler à des bêtes fauves qui veulent bien replier les griffes et faire gros dos sous les caresses. Ainsi doivent se courber, adorer, sourire les thugs d’espèce inférieure lorsqu’ils font leurs dévotions devant l’image de la déesse Kali. Ce superbe et violent ouvrage est une des pages où on