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MALGRÉTOUT

mal qu’il faut faire pour usurper la puissance. Avec les forces de Mlle d’Ortosa, on pouvait à coup sûr faire plus et mieux que moi, mais à la condition de ne pas régner comme elle l’entendait, c’est-à-dire pour satisfaire une passion personnelle. Avec cette fièvre de personnalité avait-on devant Dieu le droit de se dire : Je serai grande ? Évidemment elle ne voyait clair ni dans sa vie ni dans celle des autres. Elle prenait l’éclat pour la gloire, elle ne comprenait même pas le véritable éclat de son rôle, elle ne connaissait et ne rêvait que l’apparat.

Elle ne savait pas davantage ce que le présent appelle, ce que l’avenir promet. Elle appartenait au passé. Elle s’élançait en avant, voulant être de la puissante et funeste race des parvenus de l’histoire. Elle faisait ce qu’ils ont tous fait, ce qui les a tous précipités. Elle voulait copier les volontés absolues des puissances finies. Elle avait tous les préjugés des institutions mortes ou près de mourir. Elle jouait avec des ombres, elle évoquait des tragédies dont les passions ne veulent plus, elle se drapait dans le martyre pour échapper au ridicule.

Elle était intéressante pourtant, et son prestige était certain. Sa beauté avait des lueurs presque aussi vives que des rayons, et dans ses yeux changeans certains éclairs semblaient émaner d’un foyer véritable d’enthousiasme et de volonté. On y sentait la victoire de l’esprit sur la nature, l’amour tué par l’imagination. Si je n’eusse été défendue par les idées saines que mon père m’avait données et par la retenue de mes habitudes d’esprit, j’aurais subi la domination qu’elle voulait exercer sur moi. Ma pauvre Adda, inquiète et troublée par un malheureux essai de la vie, n’avait pas dû résister au vertige que produisait cette femme caressante et tyrannique : pourrais-je conjurer le fléau ?

Là commencèrent mes perplexités. Adda aimait-elle Abel ? La révélation de Mlle d’Ortosa était-elle une rêverie ou une perfidie ? Je ne la jugeai point perfide ; mais sa pénétration me paraissait noyée dans de telles fantaisies que je pouvais bien ne pas m’alarmer sérieusement. Que faire pourtant, si elle avait deviné juste ? Je cherchai en vain une solution qui me fut favorable, je n’en trouvai pas. Abonder dans le sens de Mlle d’Ortosa, éveiller l’ambition dans l’âme de ma sœur, la pousser à un mariage d’éclat, plus malheureux peut-être que le premier, pour qu’elle renonçât à me disputer mon fiancé, voilà ce que je ne pouvais admettre ; mais ce que je ne pouvais admettre davantage, c’est qu’elle épousât l’homme dont la parole avait tué son mari et l’avait faite veuve, l’artiste dont elle méprisait la condition, le viveur exalté qu’on ne pouvait aimer qu’avec une abnégation dont Adda était absolument incapable. D’ailleurs, en sup-