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MALGRÉTOUT

que vous avez vu M. Abel faire une folie à laquelle je ne m’attendais pas et que je n’avais pas autorisée. Si vous avez entendu ce qu’il me disait, vous en êtes bien sûre.

— J’ai entendu, reprit-elle vivement, qu’il vous appelait sa fiancée, et que vous ne le lui défendiez pas.

— Soit ! Dites-le. Je n’ai à rougir de rien, et il n’y a pas dans ma vie une pensée que je doive me reprocher. Sans doute c’est une chose blessante, cruelle, odieuse, de voir le public entrer dans les pudeurs de votre âme, fouiller dans votre conscience, vous demander compte de vos pensées et de vos sentimens ; mais je préfère ce malheur à la soumission devant une menace. Je ne vous demande donc pas le secret, et ne veux rien vous promettre. Je ferai ce qui me conviendra, faites ce qui vous conviendra également.

Elle s’arrêta pour me toiser de la tête aux pieds d’un air de défi où il entrait quelque chose comme de la haine ; mais elle était plus irritable que méchante, et peut-être trouvait-elle dans sa dévorante personnalité le dédain et l’oubli des résistances d’autrui. Son œil s’éclaira brusquement d’une gaîté caressante. — Vous êtes, je le vois, dit-elle, une enfant terrible ! Qui se serait douté de cela ? Je savais bien que vous étiez une personne supérieure, mais je vous aurais crue plus craintive devant l’opinion. Allons ! c’est bien, je vous aime ainsi, et me voilà décidée à être votre amie. Ce n’est pas peu dire, cela, ma chère ! Je suis amie comme un homme, aussi discrète, aussi ferme. Vous ne m’aimerez peut-être pas ; vous avez trop de préjugés sur les choses de sentiment pour me comprendre. Un jour vous me rendrez justice, et vous me serez aveuglément dévouée. Vous aurez besoin de moi. Vous n’en croyez rien ? Vous verrez ! Vous me trouverez alors, et vous direz : Elle est bonne parce qu’elle est grande. Adieu donc, miss Owen, faites de mes confidences l’usage que vous voudrez. Moi, comme j’ai gardé pour moi votre secret, je le garderai encore.

— Vous l’avez gardé vis-à-vis de mon père et de ma sœur ?

— C’est surtout vis-à-vis de votre sœur que je l’ai gardé. Où en seriez-vous, pauvre enfant, si Adda savait combien Abel a été épris de vous ?

— Qu’importe à ma sœur ?…

— Votre sœur aime Abel, ne le savez-vous pas ?

— Vous rêvez, mademoiselle d’Ortosa ! Elle le dédaigne profondément.

— C’est pour cela qu’elle en est folle. Quand on donne accès à une fantaisie dont on rougit, cela devient une passion.

— Laissez-moi, m’écriai-je en quittant son bras, c’est vous qui êtes folle, c’est vous qui prenez plaisir à m’étonner et à m’affliger par un tissu d’extravagances !