Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/340

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par tous les camps. Tour à tour mystique, frondeur, aristocratique, révolutionnaire, chevaleresque, oriental, que sais-je ? il a fini par perdre tout prestige. Qu’importe ? Il a été une puissance, il aura un sens dans l’histoire. Tout d’abord il voulait dire : liberté, affranchissement. Et qu’était-ce que cette liberté, sinon la révolte du génie propre de l’individu ou de la race contre l’idéal élégant, uniforme et soi-disant classique, imposé par la brillante société de Louis XIV ? Tel fut le sens des travaux initiateurs de Herder, qui devina le génie des peuples dans leur poésie primitive, telle fut plus tard la portée des vives intuitions de Chateaubriand, qui d’un coup de baguette ressuscita le monde celtique et mérovingien. Ajoutez que les chocs violens de nations pendant les guerres de l’empire avaient mis en branle les passions élémentaires des peuples. Rien n’était mieux fait pour hâter dans le domaine intellectuel les renaissances nationales. Plus que jamais, les peuples eurent conscience d’eux-mêmes après la tempête. La France, l’Allemagne, l’Angleterre, s’efforcèrent de descendre, par l’étude de leur langue, de leur passé et du peuple, dans les arcanes de leur génie. Les autres nations suivaient. Partout, à Paris comme à Madrid, à Florence comme à Stockholm et à Saint-Pétersbourg, se livrait la bataille (entre classiques et romantiques. Angel Saavedra en Espagne, Silvio Pellico, Leopardi, Cesare Balbo en Italie, Pouchkine en Russie, Mickiewicz en Pologne, Kolár en Bohême, Petœfi en Hongrie, quels qu’ils fussent, les novateurs réclamaient une littérature nouvelle. Au fond qu’est-ce qui poussait les romantiques de tous pays ? Une même pensée, un vague et puissant instinct. Tous, ils disaient ou du moins sentaient ceci : La culture dite classique ne nous suffit plus. L’idéal littéraire et poétique qu’elle a répandu en Europe est une sorte d’homme moyen, — noble, élégant, mais superficiel, — qui n’est universel que parce qu’il n’a plus rien de saillant, — éternel parce qu’il n’est d’aucun temps, idéal parce qu’il est abstrait. Celui que nous cherchons est à la fois plus profond et plus large, plus énergique et plus franchement humain. Votre idéal vient du dehors, il est comme plaqué sur notre société ; nous voulons le faire sortir du dedans, de son fond intime. Derrière votre culture classique, nous voyons le moyen âge et nos origines, derrière l’Allemand le Germain, derrière le Français d’aujourd’hui le Franc et le Celte, derrière chaque peuple son histoire, ses traditions, ses dieux, derrière tous notre berceau commun en Asie. Dans ce passé, nous lisons en caractères plus visibles ce que nous sommes, et ce que nous serons. Voilà l’homme étrange, vivant, terrible ou sublime, éternellement neuf qu’il s’agit d’exprimer. Pour être hommes, soyons avant tout nous-mêmes et de notre race, Tout cela se résume d’un