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est la cause de la conscience[1] ?… » Et, remontant ainsi la série des nidanas ou des causes, il arrive au bord du nirvana, de l’anéantissement volontaire, dans lequel on trouve le salut. Tel est aussi le résultat que notre philosophe propose aux efforts de l’homme. Pour l’atteindre, il y a la voie de la spéculation, par laquelle on découvre le mystère de l’illusion infinie, et la voie de l’expérience pratique du malheur attaché à l’être et du néant de la vie. Ces deux voies sont celles que suivent naturellement les sages et qui les conduisent, quand ils ont secoué les rêves de la jeunesse et les ambitions de l’âge mûr, à la résignation parfaite ; mais elles ne sont pas praticables à la foule des hommes. C’est pourquoi les religions leur en ont ouvert une autre, elles ont inventé des moyens artificiels, et cependant efficaces, d’engendrer les âmes au détachement. Par l’ascétisme et les mortifications méthodiquement pratiquées, elles triomphent de l’amour de la vie, elles conduisent leurs croyans au dédain du plaisir, puis de l’existence, et de privation en privation elles les mènent, en dépit des protestations de la chair, à la continence, qui est le salut, car en se généralisant elle entraînerait peu à peu l’extinction de l’espèce, et, avec l’extinction de l’espèce, celle de l’univers, puisqu’il requiert pour exister le concours de la pensée humaine.


Je n’ai pas voulu allonger l’exposition de cette philosophie en discutant pas à pas les objections qu’elle soulève. D’ailleurs les difficultés logiques ne portent point contre une doctrine qui se vante de n’être pas un système abstrait, une construction factice d’idées empruntées à la raison pure et reliées avec rigueur. Elle se composerait, à en croire le philosophe, de vérités recueillies indépendamment les unes des autres dans l’expérience ; si elle forme un tissu solide et serré, homogène et sans lacunes, c’est qu’elle correspond à la réalité. Elle se pique de trancher par ce caractère vivant avec les philosophies contemporaines et avec leurs méthodes décevantes. Il n’y a pas, à vrai dire, de méthode pour arriver à la vérité ; le génie la découvre, les esprits bien faits la reconnaissent et la saluent. Spéculer sur la méthode avant de philosopher, c’est jouer la valse pour la danser ensuite ; autant dire qu’Homère devait faire la théorie de l’épopée avant de créer l’Iliade. Le philosophe est comme le voyageur qui traverse une ville étrangère et qui, sans se soucier des intérêts qui agitent les habitans, se charge d’en décrire le plan et d’en saisir le caractère ; il est comme l’artiste qui dans la campagne voit, non pas des domaines de rapport, des terres à blé, des prairies, des vignobles, mais un paysage sombre ou gai, grandiose ou gracieux. On peut dire encore que le monde se présente au

  1. E. Burnouf, Introduction à l’histoire du Bouddhisme indien, p. 460, 486, 488, 509.