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les actions mécaniques sont les plus obscures de toutes, par la raison que la volonté y est plus séparée de son effet, et y est enveloppée d’une écorce plus épaisse. Parmi les diverses formes de la causalité, la première, qui est sans nul doute la plus simple au regard de la science, est en même temps la plus obscure ; la lumière ne commence à se faire que là où le principe efficace se saisit directement lui-même en pleine activité, c’est-à-dire lorsqu’on atteint cette forme de la causalité où le lien qui rattache les mouvemens volontaires aux idées qui les déterminent est plus délicat et devient en quelque sorte impalpable. Arrivé au terme de cette analyse, on voit clairement quel est le rôle, quelle est la nature de l’intelligence ; elle n’est pas le principe primordial et créateur, elle est une faculté dérivée et remplit une fonction secondaire ; elle répond à la mobilité et aux autres propriétés physiques dans le cristal, à l’excitabilité dans les organismes du règne végétal, à la sensibilité et à la perception dans les animaux. Appropriée aux conditions spéciales et complexes desquelles dépend l’organisation supérieure de l’homme, elle est l’instrument nécessaire de sa conservation.

Nous sommes ramenés ainsi à l’étrange proposition qui sert de point de départ au système : « le monde est un phénomène cérébral. » L’ensemble d’idées qui le constituent dans notre esprit, ce monde d’impressions coordonnées suivant des lois invariables et de notions que nous parvenons à en abstraire, sont un moyen indispensable pour que la volonté se réalise sous une de ses formes, qui est la forme humaine. Le résultat auquel Emmanuel Kant avait été conduit par l’analyse des lois de la connaissance, en réduisant le temps, l’espace, la causalité, à des conditions de l’intelligence et de la sensibilité humaines, Schopenhauer y arrive par une autre voie, par la considération de l’ordre de la nature et de la hiérarchie des êtres, par l’examen des lois de l’organisation vivante, des conditions qu’elle suppose, et des moyens dont elle a été pourvue pour durer. L’étude de l’intelligence et l’observation de la nature convergent et arrivent au même but. Le point de vue idéaliste et le point de vue réaliste s’accordent sur la question essentielle de la nature du monde et des fonctions de l’intelligence, et Schopenhauer exprime ainsi le résultat final auquel il arrive : la volonté est la base infinie de l’édifice des choses, au sommet duquel s’allume, dans le cerveau humain, l’intelligence destinée à éclairer les pas de l’individu et à sauver l’espèce.

Voilà donc l’intelligence, malgré l’importance du rôle qui lui est laissé, remise à sa place, déchue du premier rang qu’elle avait usurpé et des prétentions qu’elle ne cessait d’élever. Dès lors, entre elle et la volonté, l’ordre véritable se trouve rétabli, et le mystère de la vie est éclairé d’une lumière inattendue. L’intelligence