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L’animal est gouverné presque exclusivement par l’intuition immédiate des objets présens, il n’a que des perceptions ; l’homme, a des idées. Les objets qui l’ont modifié antérieurement par leur présence agissent sur lui, même absens, par la notion qu’il en garde. Ce n’est pas tout : cette notion ne s’applique pas à un seul individu, elle embrasse tout un ordre d’objets similaires, elle comprend non-seulement ceux que vous avez rencontrés, mais tous ceux de même espèce que vous pouvez rencontrer encore. Outre le moment présent, l’homme conçoit le passé et l’avenir, ce qui est proche et ce qui est éloigné, l’expérience acquise et l’expérience future ; il conçoit l’univers entier, que dis-je ? il le dépasse, car à l’univers réel il ajoute l’univers plus vaste encore des réalités possibles. La nature entière réside et se meut dans son cerveau, et telle est la délicatesse, l’excitabilité merveilleuse de son organisation, que les idées, ces ombres, après des conflits tumultueux qui souvent agitent sa pensée et troublent son âme, déterminent aussi sûrement son action que le choc d’une bille en mouvement détermine celui d’une bille en repos, — qu’un certain degré de chaleur détermine la vaporisation de l’eau, — que l’action de la lumière et du soleil détermine l’épanouissement de la rose ou la fructification du pêcher, — que la chute d’un moucheron sur la toile d’une araignée attire celle-ci du fond de sa retraite. Seulement le cercle des mobiles ou des motifs auxquels l’homme peut obéir est infiniment plus étendu que celui des causes diverses qui agissent dans les règnes inférieurs, puisque, avec toutes les impressions présentes, il comprend toutes les idées que l’homme a recueillies de son expérience passée, et qui, présentes à son esprit et pouvant contribuer à le déterminer, le mettent à même de réfléchir, de comparer, de délibérer, de calculer, de prévoir. L’homme a donc dans sa volonté le principe premier de son activité, mais il en porte dans son cerveau les causes déterminantes et directrices : l’intelligence est le médium par lequel la nature entière exerce sur lui son action.

A mesure qu’on s’élève de règne en règne, les mouvemens et les conditions qui les règlent se distinguent davantage les uns des autres et deviennent de plus en plus hétérogènes, la cause et l’effet se séparent, le lien qui les unit s’allonge pour ainsi dire, et va s’atténuant jusqu’à ce qu’il se dérobe aux yeux, et semble, par l’effet d’une illusion inévitable, disparaître entièrement. Au plus infime degré de l’échelle, dans la communication du mouvement, on est tenté de croire au premier abord que tout est parfaitement clair, qu’une fois la loi du mouvement constatée, l’esprit satisfait ne désire plus rien, et que le physicien, le chimiste, le géomètre, auraient tout expliqué, s’ils parvenaient à réduire tous les mouvemens d’un autre ordre à celui dont les lois plus simples peuvent être formulées mathématiquement ; mais c’est le contraire qui est vrai, et