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le genre et l’espèce ? pourquoi ce bizarre caprice de remplacer ce qui est plus connu par ce qui l’est moins ?

Cette objection conduit à l’un des points les plus délicats de la philosophie de Schopenhauer. Pour le géomètre et le physicien, le mot de force présente en effet un sens parfaitement clair ; ils s’en servent pour désigner tout ce qui produit des mouvemens, et ils reconnaissent autant de forces qu’il y a d’espèces de mouvemens. Ces mouvemens, ils les définissent, les décomposent, les comparent, les mesurent, et par le nom de force ils désignent moins encore la cause réelle qui les produit que les conditions constantes dans lesquelles se produisent les mouvemens observables. Bref, ce mot exprime le rapport d’un phénomène donné à ses conditions naturelles, et ce rapport appartient exclusivement à l’ordre des objets qui sont dans le domaine de l’expérience et que nous connaissons en vertu des formes inhérentes à notre intelligence. Ce mot, légitimement applicable dans cette sphère d’objets, ne saurait être transporté dans une autre ; s’il indique clairement le rapport d’un mouvement donné à ses conditions, ou de cause à effet, il ne saurait, précisément pour cette raison, indiquer le rapport tout différent de phénomène à ce qui est le fondement du phénomène, et il dissimulerait, au lieu de la manifester, la transcendance de l’être en soi. La volonté au contraire est la seule chose qui ne relève pas de l’expérience intellectuelle, la seule qui soit aperçue sans l’intermédiaire des formes générales de toute notion et saisie directement. C’est ici seulement que les deux aspects de la réalité totale, le phénomène connu par l’intelligence et la volonté saisie par le sentiment, sont embrassés dans leur identité. Voilà pourquoi le mot volonté est le seul juste pour exprimer l’essence primordiale des choses. Il est vrai que les phénomènes de la volonté s’accomplissent ordinairement dans l’homme entourés de circonstances spéciales qui en déguisent jusqu’à un certain point la nature, que, par exemple, les mouvemens qui procèdent de la volonté y apparaissent souvent gouvernés par une pensée et dirigés vers une fin préconçue ; mais ces circonstances, que l’on est tenté de prendre pour essentielles à la volonté, sont au contraire accidentelles et secondaires. Dégagez la volonté de ces conditions particulières, opérez cette abstraction qui ne comporte aucune difficulté, l’identité de la volonté à tous les degrés de l’échelle des êtres et comme fondement de tous les phénomènes, depuis la précipitation du cristal et la déclinaison de l’aiguille aimantée jusqu’à l’action réfléchie de l’homme, ne soulève plus d’objection. Il y a plus, cette analogie est la seule clé à l’aide de laquelle tout puisse être expliqué. « Comprenez-vous mieux le mouvement de la bille choquée par une autre que vos propres mouvemens, lorsqu’un