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du brillant historien. M. Lanfrey a étudié profondément la période napoléonienne, il est dominé par la passion de la vérité et de la justice, et il est surtout exempt d’illusions à l’égard de celui qui a rempli le commencement du siècle de son fiévreux héroïsme.

Seulement, en voulant trop ramener le personnage à des proportions plus vraies et plus humaines, il finit quelquefois par le diminuer de telle façon que la fortune inouïe de Napoléon serait plus inexplicable encore ; elle serait même très humiliante pour la France, qui se trouverait réduite à n’avoir été pendant quinze ans que le jouet banal et servile d’un jongleur de génie. Franchement, si l’empereur n’eût été que cela, il ne se serait pas emparé de la France, et il n’aurait pas si longtemps dominé l’imagination de tout un peuple. Le point vulnérable chez Napoléon, c’est la politique, et M. Lanfrey le démontre avec une irrésistible vigueur. Le système par lequel il prétendait amener l’Angleterre à merci est à peine discutable ; l’entreprise contre l’Espagne n’est pas même avouable. Successivement il se précipite sur l’Autriche, sur la Prusse, il les humilie trop pour ne pas leur laisser de durables ressentimens, et il ne les affaiblit pas assez pour les réduire à l’impuissance ; il flotte entre tous les systèmes. Dans ce rêve gigantesque, dont il va chercher la réalisation à Tilsitt, que poursuit-il ? Il livre ce qu’il ne devrait pas livrer, la Finlande par exemple ; il enflamme l’ambition d’Alexandre en se réservant les moyens de ne pas la satisfaire, et il se prépare un nouvel ennemi. Il noue au galop des combinaisons sans durée toutes pleines d’inévitables conflits. De politique, l’empereur n’en avait point. Il a joué sur le grand échiquier de l’Europe un jeu effréné ; il a vaincu souvent, il a pétri dans ses mains toutes les puissances, sans se faire une alliée à peu près sûre d’une seule de ces puissances, sans se laisser conduire ou retenir par le sentiment des vraies conditions de la grandeur de la France. Il a péri comme périssent ces immenses orgueils, faute de tenir compte du temps, de la liberté, de la justice, et cette chute qu’il se prépare de ses propres mains, cette chute aussi prodigieuse que sa grandeur, on peut la voir déjà écrite dans toutes ces entreprises, que M. Lanfrey retrace d’une plume ardente et implacable.

Les erreurs de Napoléon sont gigantesques comme ses conceptions, ses procédés de despotisme à l’intérieur sont souvent d’une puérilité indigne d’une nature supérieure ; rien n’est plus vrai, M. Lanfrey en donne de saisissans exemples. Il faut bien cependant, quoi qu’on en dise, que ce terrible génie ait eu en lui-même autre chose que tout cela pour que son image se soit projetée sur la France en pesant si cruellement sur ce gouvernement des Bourbons, que M. Calmon, en homme d’équité et d’esprit, nous montre sous l’aspect le plus pratique dans son Histoire parlementaire des finances de la restauration. Le livre de M. Cal-