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MALGRÉTOUT

me fis conduire à un hôtel d’où j’écrivis à Nouville que je désirais lui parler le lendemain matin. Je comptais aussi écrire à mon père, mais je me décidai à ne pas le faire. Comment lui aurais-je expliqué l’apparent caprice de revenir sur mes pas à moitié route ? Il pouvait très bien ignorer ma désastreuse tentative, puisque j’étais partie sans l’avertir ; il pouvait du moins l’ignorer jusqu’à son retour. Il serait temps alors, ou de lui révéler mon triste secret, ou de lui dire qu’en voulant aller le surprendre à Nice je m’étais trouvée si souffrante en chemin que j’étais revenue sur mes pas pour n’être point tout à fait malade à mon arrivée. Le soin de ne pas l’inquiéter par cette rechute de ma prétendue névralgie expliquerait suffisamment le silence gardé par moi sur ce voyage.

J’étais si abattue par la fatigue que je ne ressentis pas d’abord de mon désastre le chagrin qui devait succéder promptement à mes agitations. Je dormis dans une chambre bien muette et bien close, dans une vieille maison du faubourg Saint-Germain où mon cocher de fiacre, consulté par moi, m’avait amenée comme dans l’hôtel le plus tranquille de Paris ; mais comme je m’y réveillai triste et désappointée ! Comme j’y résumai avec douleur l’horrible voyage que je venais de faire ! Quel isolement j’avais porté en moi en traversant le fracas de cette locomotion rapide de la vapeur ! On roule comme porté par la tempête, on aborde au milieu d’une foule inconnue, on la traverse pour y échapper ; on entre, inconnu soi-même, dans une maison inconnue ; on s’y enferme, on s’y cache, on y mange seul, on s’y endort avec effroi, et si, malgré ces précautions pour rester en dehors de la vie des autres, quelque affreux chagrin vient vous étreindre, il faut se faire encore plus seul, il faut se cacher encore plus. On peut en mourir ; il faut que personne ne sache pourquoi. Qu’importe à ce tourbillon qui vous apporte vivant de vous remporter anéanti ? Si on devait du moins retrouver des êtres aimés au bout du voyage ! Moi, je revenais seule comme j’étais partie, et ce que j’avais appris en voyage, c’est que la solitude de mon cœur commençait pour durer toute la vie.

Nouville entra chez moi à midi. Il fut effrayé de ma pâleur, il ne comprenait rien à ma présence inopinée à Paris, sans ma famille. Je le trouvai également fort changé, son grand voyage avec Abel l’avait fortement éprouvé. Il semblait qu’Abel l’eût tué, lui aussi. Je lui racontai ce que je me promettais de raconter à mon père et à ma sœur ; j’étais souffrante d’une névralgie, j’étais partie pour les rejoindre, j’avais été forcée d’y renoncer, je revenais pour me réintégrer dans mon désert des Ardennes. Moralement parlant, je ne faisais pas de mensonge, je voulais rompre avec Abel sans avoir la honte de dire pourquoi.