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du monde ; on y constate aussi cette choquante absence du sentiment du beau qui rend toute communion intime d’idées entre Américains et Européens chose difficile, sinon impossible ; on y admire une énergie, une vigueur incomparables ; on est amusé par mille ridicules grotesques. On ne peut s’empêcher de reconnaître qu’on se trouve en présence d’un très grand peuple ; l’admiration qu’on ressent pour lui est si vive et si naturelle, on éprouve un tel besoin de l’exprimer, qu’on n’hésiterait point à la témoigner à ceux qui en sont l’objet, s’ils ne mettaient pas eux-mêmes obstacle à cet hommage spontané en l’exigeant comme un tribut qui leur est dû. Ils n’attendent pas l’éloge, ils le provoquent, et, s’il ne vient pas assez vite et assez complet, ils le font de leur propre autorité. Le patriotisme est fort beau, et dans ses exagérations même il peut garder quelque chose de respectable ; mais, lorsqu’il tend à l’apologie d’un seul pays au détriment de tout autre, l’expression en est à la longue injuste et souvent offensante. L’étranger, fatigué des sempiternelles déclamations de son hôte américain, déclamations qui en somme peuvent se résumer en ceci : nous sommes grands, riches, jeunes, libres, et vous êtes petits, pauvres, vieux et esclaves ; l’étranger, poussé à bout, finit par éclater. « Oui, dit-il, vous êtes de grands marchands et de grands entrepreneurs, l’argent ne vous coûte rien, et vous ne reculez devant aucun obstacle. Vous êtes libres, et vous n’êtes gouvernés que par des hommes que vous avez choisis vous-mêmes ; mais vous ne savez rien, vous ne comprenez rien de ce qui est vraiment noble et beau. Vous n’ayez ni poète, ni philosophe, ni musicien, ni statuaire, ni peintre de premier ordre ; vous avez des parleurs, mais point de penseurs ; vous vivez, à peu d’exceptions près, dans une ignorance complète des belles-lettres et des beaux-arts. Vous êtes jeunes, c’est-à-dire vous êtes des enfans ; les futilités vous amusent, et vous ne pouvez comprendre ce qui est grand et sérieux. Vous pillez notre littérature, mais vous ne traduisez et n’imitez que ce qui en est faible ou mauvais ; nos grandes œuvres ne vous sont accessibles que dans les éditions ad usum delphini. Vous nous empruntez nos acteurs, et vous en faites des saltimbanques, nos cantatrices, et vous en faites des chanteuses de cafés-concerts ; vous montrez les tableaux de nos maîtres comme on montre chez nous les géans à la foire, en attirant la foule au bruit du tambour et de la trompette. Vous vous moquez de notre aristocratie, mais personne de nous ne recherche le commerce des grands et la distinction avec autant de fureur que vous. Vous rendez nos modes ridicules en les exagérant : lorsque nous marchons sur de hauts talons, il vous faut des échasses ; somme toute, nous nous passerions beaucoup plus facilement de vous que vous ne pourriez