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traverse le pays des Eaux-Amères (Bitter Creek Country), et durant des heures qui nous parurent bien longues on n’aperçoit pas un arbre, une touffe d’herbe ; nulle trace de vie animale ou végétale. Dans le lointain, je distinguai des rochers de forme bizarre ; ils s’élèvent isolés au milieu d’une vaste plaine de sable, et sans leurs dimensions énormes on les prendrait pour les ruines de quelque ancien château-fort ou pour les débris d’une statue colossale. On les nomme les Monumens des dieux, et les légendes indiennes en attribuent l’origine aux géans qui peuplaient ces régions avant l’apparition de l’homme.

Nous suivons l’ancienne route des émigrans ; les ossemens blanchis des buffles, des chevaux, des antilopes, en marquent les jalons. Çà et là un tumulus surmonté d’une croix sert de tombe à quelque pauvre émigrant que les Indiens ou les accablantes fatigues de la route doivent avoir tué. Sur un de ces tombeaux, tout près de la voie, mais loin de toute habitation humaine, je distingue un ruban ou un chiffon noir autour de la croix. Cette lugubre décoration de la mort dans un pays où il n’y a pas de fleurs fait penser au malheureux survivant qui a laissé là un être qui lui était cher. Lorsqu’on songe aux angoisses d’une maladie mortelle sur cette terre inhospitalière, à l’absence ou à l’inefficacité des secours, on se représente le sombre désespoir du moribond et de ses compagnons d’infortune, et l’on est comme soulagé par la pensée que, grâce aux nouveaux moyens de communication, de pareilles scènes ne pourront plus se renouveler.

Les stations d’Evanston, d’Aspen, Piedemont, Bridger, Carter, Church-Butts et Bryan défilent successivement sous nos yeux. Chacune d’elles offre le même ramas de misérables cabanes où l’on vend des œufs, du jambon et du whiskey, les mêmes groupes d’hommes à l’air froid et déterminé. Dans quelques années, tout cela sans doute sera considérablement changé, quoique les villes et bourgs du pays des Eaux-Amères ne soient point, par suite du caractère stérile de la contrée, appelés probablement à acquérir une grande importance. On fait dès à présent dans quelques-unes de ces stations, notamment à Carter et à Bryan, un commerce assez lucratif avec les mines du pays des Eaux-Douces (Sweet-Water mining Districts), qui se trouve au nord de celui des Eaux-Amères.

Nous traversons un grand nombre de ponts jetés sur des rivières et criques tributaires de la grande Rivière-Verte (Green-River). Le plus considérable de ces ouvrages provisoires est celui sur lequel on passe la Rivière-Verte même, à 119 milles de Wasatch. C’est un pont très long, d’une construction semblable à celle du pont des Barrières du Diable et d’une solidité tout aussi problématique.