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jours à l’élever. Cela fait honneur sans doute à l’ingénieur qui a dirigé les travaux, mais je ne vois pas dans ce tour de force une garantie quelconque de sécurité. Nous nous arrêtons à quelques mètres du pont, que tous les passagers examinent avec une sorte de curiosité inquiète. Un de nos compagnons de voyage, ouvrier terrassier de l’Union, qui paraît familier avec les usages pratiqués sur cette section, insinue que l’on va nous faire descendre pour traverser le pont à pied. Il n’en est rien pourtant. La locomotive a été détachée du convoi et montée par quelques hommes, parmi lesquels je crois distinguer le vice-président lui-même, elle a lentement franchi le frêle échafaudage ; elle rétrograde, elle s’arrête au milieu du pont comme pour en éprouver la force de résistance, puis elle est de nouveau attelée au tender, et bien lentement elle nous entraîne sur le passage redouté. Les femmes ferment les yeux, les hommes se groupent sur les plates-formes ; le mugissement du torrent devient plus lugubre et plus distinct, mais les voyageurs observent tous un profond silence. Lorsque nous nous trouvons à peu près au milieu du pont, un des ouvriers, assis non loin de moi, s’adresse à haute voix à l’un de ses voisins. — « Eh bien ! dit-il avec un accent américain très prononcé, je vous parie à présent 50 dollars contre 10 que notre traversée s’achèvera sans accident. » — Le défi n’est pas accepté ; une femme s’écrie que c’est un blasphème, que parler de la sorte c’est tenter la Providence ; les hommes sourient, et sur ces entrefaites nous sommes transportés sains et saufs de l’autre côté du précipice. Les ouvriers se mirent à crier bravo ! et à battre des mains, comme si l’on venait d’accomplir une action digne d’éloge.

Non loin des Barrières du Diable est un autre endroit également curieux et qui porte le nom de Devil’s Slide (glissade du diable). Elle est formée par deux longues arêtes de rochers qui descendent en lignes droites et parallèles depuis le sommet jusqu’à la base d’une haute montagne, semblables à deux gigantesques rails de pierre. Près de là, l’on voit l’Arbre de mille milles (Thousand miles Tree), ainsi nommé parce qu’il s’élève exactement à la distance de 1,000 milles d’Omaha. Après avoir dépassé cette sorte de borne kilométrique, on entre dans le cañon d’Echo, et bientôt après on atteint la station du même nom. Il était six heures du soir lorsque nous y arrivâmes. Nous étions tous à bout de forces. La journée avait été féconde en émotions : nous avions traversé le pays des mormons, vu les villes de Corinne, de Brigham et d’Ogden, franchi les Barrières du Diable et éprouvé dans cette occasion plus de sensations que les compagnies de chemins de fer n’en réservent d’ordinaire à leurs voyageurs. Nous avions été incommodés par la chaleur et la poussière non moins que par nos compagnons accidentels, les ouvriers de l’Union, dont j’ai déjà parlé précédemment. A mesure