Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/127

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contre une critique acerbe, malveillante, souvent de mauvaise foi, et qui s’en prenait aussi bien à leur compétence qu’à leur probité. On leur reprochait de n’avoir pas tenu des engagemens solennellement pris, d’avoir abusé de la confiance des actionnaires, de s’être enrichis d’une façon déloyale, et de se moquer, en fin de compte, du public, auquel ils étaient redevables de leur position. J’avais, en traversant l’Amérique, fait collection d’articles de journaux qui exprimaient dans les termes les plus violens les reproches que l’on adressait aux directeurs du chemin de fer. Mon intention était d’étonner le lecteur français par ces intempérances de langage qui, à cette époque, me parurent inouïes et montraient l’état de la presse aux États-Unis ; mais ces citations n’offriraient plus maintenant le même intérêt : le journalisme français a subi dans ces derniers six mois une transformation considérable, et il a égalé, sinon dépassé en violence celui de l’Amérique.

Entre Ogden et Wasatch, je dois mentionner la petite station d’Echo. Avant d’y arriver, il faut passer par les Barrières du Diable (Devil’s Gate) et cet endroit était, à tort ou à raison, réputé tellement dangereux, que nous étions tous impatiens d’arriver à Echo. La distance entre Ogden et Echo n’est que d’une soixantaine de kilomètres. Il nous fallut près de six heures pour la parcourir. Ce retard était causé et justifié tout ensemble par les précautions à prendre pour la traversée des nombreux ponts sur lesquels on franchit les cañons de Weber et d’Echo, ainsi que les Barrières du Diable. Le torrent qui court au fond de ces gorges profondes est très rapide ; dans le voisinage des barrières, sa vitesse s’accroît encore. Encaissé dans un lit étroit et tortueux, et dont la pente est de 60 pieds sur 120 mètres, entraînant parmi ses eaux d’énormes débris des rochers témoins de sa furie destructive, il se rue avec un bruit effroyable contre les murailles de granit qui s’opposent à son passage et qui le repoussent transformé en bouillante écume. Le pont des Barrières du Diable traverse ce rapide à une hauteur de 60 pieds. Il n’est point remarquable par la longueur, et la construction définitive offrira sans aucun doute toutes les garanties désirables de sécurité ; mais le pont provisoire sur lequel nous sommes obligés de nous hasarder n’est point d’un aspect rassurant. Il consiste en un assemblage de troncs d’arbres superposés et formant une sorte de viaduc à triple étage auquel on a prétendu donner la solidité nécessaire en reliant entre elles les parties essentielles au moyen d’épais cordages. Je compte quinze ou seize arches, dont la plus large, celle du milieu, mesure de 35 à 40 pieds de pilier à pilier. Les pièces de bois qui entrent dans la construction de ce pont, mises bout à bout, atteindraient, me dit-on, une longueur de 42 kilomètres (128,000 pieds anglais), et l’on n’aurait employé que six