Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/108

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

point l’oublier, notre littérature, surtout la littérature populaire, est profondément imprégnée de socialisme. L’ouvrier croit d’autant mieux ces suggestions, qui caressent ses préjugés, que de temps à autre nos tribunaux ont à réprimer quelques déplorables affaires de rouerie financière. Ainsi nos populations laborieuses, qui auraient encore quelque respect pour un patron dont elles apprécieraient la vigilance et l’activité, se persuadent facilement qu’une compagnie d’actionnaires est composée de dupes ou d’oisifs, méprisables pour leur cupidité, et qu’un gérant est un aventurier sans scrupules que son intelligence, ses relations et sa réussite mettent au-dessus des lois. C’est ainsi que l’on arrive à calomnier et à haïr le capital, cette puissance naturellement bienfaisante qui répand l’aisance sur ceux qu’elle emploie.

Un autre effet de cette concentration de la production, c’est l’essor pris par des villes qui ne vivent absolument que de l’industrie. Il y a dans l’est, le nord et le centre de la France des agglomérations considérables qui se sont formées autour de quelques grands établissemens. Dans ces localités, la classe bourgeoise est pour ainsi dire absente ; il n’y a ni tribunaux, ni fonctionnaires, ni riches propriétaires, ni vieilles familles aisées qui aient acquis par une honnêteté et un labeur séculaires une autorité incontestée sur les populations. Des milliers d’ouvriers, quelques centaines de petits débitans aux habitudes souvent peu recommandables, les employés et les directeurs des usines, voilà tout ce que comprennent ces villes nouvelles. Il n’y a donc là ni influence locale, ni traditions bienfaisantes, rien, en un mot, qui tempère et adoucisse l’élément populaire. Quoi d’étonnant que de pareilles conditions favorisent l’essor du socialisme ? Ces milliers d’ouvriers, qui se trouvent ainsi réunis sans direction, sans l’appui ou le frottement de la classe bourgeoise honnête, flottent au gré de toutes les passions. On leur parle de la féodalité industrielle, et quand ils ne voient autour d’eux aucune existence intermédiaire et indépendante entre le salarié et la compagnie ou le patron qui dirige l’usine, — qui souvent possède toutes les maisons et tout le sol dans un rayon étendu, — comment ne prêteraient-ils pas l’oreille à des calomnies qui semblent justifiées par les apparences ? Dans les villes plus anciennes et plus grandes, où tous les élémens de la société sont réunis, les conditions depuis quelques années sont devenues presque aussi défavorables aux intérêts de l’ordre et des saines doctrines. Autrefois à Paris, ouvriers et bourgeois étaient mêlés, ils habitaient les mêmes quartiers, souvent les mêmes maisons ; ils se croisaient dans le même escalier, l’un se rendant au premier étage, l’autre à la mansarde ; ils vivaient ainsi côte à côte dans des relations de mutuelle courtoisie et de