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relations sociales. Autrefois l’ouvrier laborieux et rangé devenait aisément patron. Il serait injuste de dire que les travailleurs ne peuvent pas s’élever dans notre société actuelle, bien des faits démentiraient une pareille assertion ; le mouvement ascendant est tout aussi fréquent, et il est probablement plus aisé qu’autrefois. Il s’opère toutefois sous une forme nouvelle : l’ouvrier qui travaille, qui épargne et qui sait devient contre-maître, puis directeur d’atelier, quelquefois associé ou même gérant de l’entreprise ; mais en montant ainsi sur l’échelle sociale il prend d’autres habitudes, d’autres mœurs, une autre culture, et se distingue davantage de la masse ouvrière dont il s’est désagrégé.

La transformation de l’industrie s’est accentuée de plus en plus, la concentration de la production s’accélère chaque jour. Les établissemens de second ordre se fusionnent souvent pour former un établissement de premier ordre. A la fin du règne de Louis-Philippe, l’on a vu naître ces fusions. On comptait autrefois soixante-cinq concessions de mines de houille dans la Loire ; en 1837, elles s’unirent pour la plupart et formèrent trois grandes compagnies ; en 1845, ces trois grandes compagnies s’étaient fondues en une seule, qui fut appelée société générale des mines réunies, et qui afferma le canal de Givors, ainsi que le chemin de fer de Saint-Etienne à Lyon. Des unions analogues s’opérèrent dans toutes les parties de la France. En 1857, les deux grandes manufactures de glaces de Saint-Gobain et de Cirey se fondirent l’une avec l’autre. On ne peut s’opposer assurément à cette concentration de la grande industrie, c’est le seul moyen de produire mieux et à meilleur marché et de soutenir la concurrence des nations étrangères. Cependant au point de vue social ces modifications nécessaires ont de dangereuses conséquences. Une très grande partie de nos usines est actuellement sous le régime des sociétés anonymes ou en commandite, c’est le cas habituel pour les établissemens métallurgiques ; quelques filatures de l’est et du nord se constituent sous le même système. Ainsi des populations énormes d’ouvriers, qui se montent quelquefois à 4,000 ou 5,000 têtes dans les grandes usines pour les industries textiles, et qui atteignent parfois le chiffre de 10,000 dans l’industrie du fer, se trouvent en présence d’une compagnie d’actionnaires et d’un gérant. L’intelligence de l’ouvrier n’est pas assez développée pour qu’il considère avec quelque respect les compagnies, ces corps abstraits qui lui paraissent de machiavéliques combinaisons. Il a lu les ardentes déclamations de Proudhon contre la commandite ; peut-être aussi a-t-il parcouru les invectives non moins violentes de Balzac ; le théâtre, le roman, lui enseignent que ces grandes compagnies sont des instrumens de fraude ou d’agiotage, car, il ne faut