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insatiable ; 2° que la conservation de l’homme laborieux et utile ne soit pas pour la constitution un objet moins sacré que la propriété du riche ; 3° qu’aucun homme laborieux ne puisse être incertain de son existence dans toute l’étendue de l’empire. » C’est en l’année 1789, alors que notre révolution était encore immaculée, que se manifestaient avec cette netteté les vœux ou les commandemens populaires ; mais les temps n’étaient pas venus où ces voix isolées pourraient trouver un immense écho. Il en est résulté une impression qui est encore profondément gravée dans l’esprit de nos populations ouvrières, c’est que notre grande révolution avait été faite sans elles et presque contre elles. Aussi reprennent-elles avec prédilection les formules les plus célèbres de ces temps héroïques pour en revendiquer une application radicale à leur profit exclusif. Elles réclament l’avènement et la prédominance du quatrième état, et, transformant le mot de Sieyès, un orateur des derniers congrès ouvriers s’écriait : « Qu’est-ce que le travailleur ? Rien. Que doit-il être ? Tout. »

Ces idées et ces tendances devaient fermenter pendant un demi-siècle avant de trouver un milieu propice pour faire explosion au grand jour. Pendant les vingt-cinq années de la première république et de l’empire, les esprits étaient trop passionnés par cette grande épopée guerrière, à laquelle s’attachait l’âme entière de la France, pour que les intérêts et les jalousies de classes pussent exciter l’attention publique. Dans les trente années de régime constitutionnel qui suivirent, l’état de l’industrie et les traditions encore subsistantes parmi les populations ouvrières ne permettaient pas, ainsi que nous allons en donner la preuve, que le socialisme pût se constituer à l’état de puissance redoutable. Ce furent alors les classes moyennes et bourgeoises qui se chargèrent de la propagation des idées subversives, et qui eurent le privilège d’émettre tous ces systèmes de palingénésie morale, créations éphémères d’une imagination généreuse, mais maladive. La littérature, la science, l’éloquence même de ce temps, sont saturées de tendances socialistes, qui parfois s’accusent de propos délibéré, parfois existent à l’état inconscient. La plupart des publicistes qui, à cette époque, se sont occupés des questions ouvrières se sont laissé entraîner à des projets autoritaires ou à des plans de constitution artificielle de l’industrie. Sans parler des réformateurs et des faiseurs de systèmes, les écrivains conservateurs, Sismondi, MM. de Villeneuve-Bargemont et de Lafarelle, versèrent souvent dans cette ornière, et l’on put entendre un savant illustre, revêtu de fonctions officielles, déclarer à la chambre « qu’il y avait nécessité d’organiser le travail[1]. »

  1. Discours d’Arago en mai 1840 ; voyez le Moniteur de 1840, p. 1080 et 1081.