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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

du jour où il fut appelé au ministère par M. Gladstone, et même longtemps auparavant, il était plus puissant qu’un ministre. Il n’était rien dans l’administration, mais il participait réellement au gouvernement, et il en exerçait la partie la plus haute, celle qui se fait sentir aux esprits. D’innombrables échos répondaient à sa voix, et lui-même n’était le servile écho d’aucune passion populaire, car en mainte occasion il avait résisté aux entraînemens des masses, et sur bien des points essentiels ses idées étaient en contradiction avec leurs tendances. Sa persévérance toute seule n’expliquerait pas l’action que M. Bright a exercée ; il a un mérite non moins efficace et plus difficile : il s’est toujours livré. C’est chose rare parmi nous et presque introuvable chez les hommes publics dans le temps où nous vivons, lorsqu’à chaque parole et à chaque pas les considérations accessoires s’imposent impérieusement, qu’un homme assez désintéressé ou assez convaincu pour aller jusqu’au bout de ses convictions. La crainte de se compromettre et de se rendre impossible, les petits calculs, le besoin de succès infimes, mais immédiats, la peur de la défaite, tout cela, sous les beaux noms de circonspection et de prudence, commande la conduite, inspire les paroles, se mêle à toutes les démarches des hommes politiques. De là ces habiletés de partis, ces manèges parlementaires, ces souplesses de langage et ces savantes réticences, ces intrigues souterraines pour atteindre des fins médiocres, où s’épuise le génie des hommes publics. Ces procédés, utiles aux succès personnels, et qui ne sont pas incompatibles avec le talent, le sont avec une action profonde sur l’esprit des contemporains. Ces qualités, cette science mesquine empruntée aux politiques italiens, sont peut-être conformes au génie de certains partis, mais elles paralysent et condamnent à un insuccès certain ceux qui assument la grande responsabilité et qui ambitionnent le grand honneur d’initier le peuple au gouvernement et à la justice. Lorsque M. Bright s’entendait de toutes parts accuser de manquer aux devoirs du patriotisme à cause de son admiration avouée pour les institutions de l’Amérique, lorsqu’on déversait sur lui le ridicule parce qu’il faisait la guerre à la guerre, lorsqu’on lui imputait de rêver des bouleversemens, et qu’on lui attachait l’étiquette des utopies les plus décriées, il se serait arrêté, s’il avait eu peur de se compromettre ; il aurait louvoyé pour ne pas s’exposer au naufrage, et il est possible, il est probable que cette prudence eût marqué le terme de son action utile. Il a continué, il ne s’est ni intimidé ni impatienté, il est resté intrépide sans cesser d’être sage. Le succès personnel, qu’il n’attendait pas, est venu, et en forçant la considération de ses nouveaux amis, il a gardé toute son autorité sur les anciens.


P. CHALLEMEL-LACOUR.