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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

qui pourrait conduire à ébranler l’église anglicane, c’est-à-dire un des fondemens de l’état. L’objection était grave, et de plus elle portait en plein contre un homme dont les principes connus sont contraires non-seulement à l’existence d’une église nationale, mais à toute intervention de la loi dans les choses religieuses. M. Bright avait trop de loyauté pour désavouer ses principes, même en vue du succès le plus ardemment souhaité, et trop de droiture pour éluder l’objection. Il ne nia pas la gravité du précédent, mais il établit que, si jamais l’église anglicane était mise en péril, ce ne serait pas aux attaques du dehors qu’elle succomberait, ce serait aux dissidences nées dans son propre sein. Et si cela devait arriver, qui peut dire si la société anglaise aurait à le déplorer ? Puis il énumérait les nombreuses révolutions longtemps repoussées, redoutées, ajournées, qui se sont accomplies depuis vingt-cinq ans et n’ont fait que consolider l’édifice. « On vous disait hier que vous voyez toujours des lions sur la route ; le nom de lions est trop beau, ce que vous voyez, ce sont des lutins. Quand vous les avez vus, touchés, comme il vous est arrivé tant de fois depuis que je parle devant vous, vous les avez reconnus pour des lutins, vous avez découvert en eux des êtres inoffensifs. Après nous avoir pris pour des ennemis et avoir cru que nous en voulions à la constitution, vous avez reconnu que nous vous avions fait du bien et que la constitution était plus forte qu’auparavant. »

Jamais sujet plus délicat n’avait été traité par un orateur plus suspect. M. Bright le savait bien. Aussi quelle prudence, quels ménagemens, quel art pour gagner la confiance ! Il mit dans ses paroles un mélange de prière, d’enjouement, de bonhomie, de séduction, de raisonnement, qui a fini par l’emporter sur le préjugé ; mais au prix de quels efforts ! Ce n’était là cependant que la moitié des réformes nécessaires, et certainement la moins difficile à réaliser. L’autre question est celle de la terre. On pouvait la croire encore assez lointaine en 1868. Elle s’est posée plus vite qu’on ne le pensait. M. Bright a sur ce point des idées qui probablement ne changeront pas beaucoup, elles tiennent trop étroitement à tous ses principes ; mais à la réserve qu’il a montrée dans quelques occasions récentes où il a été appelé à s’expliquer à ce sujet, on voit qu’il mesure toute l’étendue des difficultés et qu’il n’entend pas engager ses collègues. L’église établie d’Irlande, c’était l’invasion morale ; la propriété aristocratique, c’est l’invasion matérielle toujours subsistante, et l’ordre ne renaîtra pas sans qu’elle subisse de sérieuses modifications. En Irlande comme en Angleterre, M. Bright est persuadé que le salut consiste dans la création d’une classe moyenne admise à la possession du sol, intéressée au travail, à la