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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

gération que c’est lui qui a conduit la bataille. Aussi personne ne s’est-il étonné qu’après la victoire M. Gladstone ait voulu se fortifier en le faisant entrer au ministère ; il avait trouvé en lui plus qu’un allié, un instigateur, et pourquoi ne pas l’avouer avec tout le monde ? presque un guide.

Cette fois, comme toujours, M. Bright a prouvé qu’il est un grand maître dans l’art de manier les esprits ; on ne trouvera pas néanmoins dans les discours qu’il a prononcés un seul de ces morceaux saillans qui sont l’ornement des anthologies. Il est positif et précis, voilà tout ; nul étalage de brillant et nul effort, pas de couleurs ambitieuses, rien qui soit de nature à sophistiquer la pensée ; il est toujours clair parce qu’il est franc, et toujours ému parce qu’il se sent dans le droit. On se rappelle dans quelles circonstances et sous l’empire de quelles nécessités la question se posait ; tout retard aggravait la crise ; un orateur passionné pouvait abuser facilement de l’inquiétude générale pour surprendre les esprits. M. Bright ne voulait que les convaincre. Il abordait la discussion avec cette grande force d’une certitude depuis longtemps acquise ; il y apportait des idées mûries par une conviction de vingt-cinq ans. Soutenant les résolutions de M. Gladstone en 1868, il pouvait rappeler textuellement les paroles prononcées par lui en 1845 à propos de la dotation du collège de Maynooth, et dire : « Voilà ce que je pense ! » et ce que la majorité avait alors accueilli par des risées, il fallait bien qu’elle l’écoutât cette fois non-seulement avec déférence, mais avec avidité. Le danger la forçait à l’attention ; elle se sentait dominée par l’autorité de cette parole loyale, et elle était obligée de reconnaître qu’il n’y avait pour elle rien de mieux à faire que de se con-fier à la direction d’un homme qui avait prévu de si loin.

Cette petite humiliation n’a-t-elle rien coûté aux amours-propres ? Certes les remèdes proposés par M. Bright non comme les meilleurs, mais comme les seuls, n’étaient pas sans amertume. Il demandait des réformes qui touchaient aux parties les plus sensibles de l’Angleterre, les privilèges de l’église établie et la constitution aristocratique de la propriété ; on ne pouvait nier qu’il fût dans le vrai en indiquant les causes du mal, mais le moyen que de tels remèdes n’excitassent pas de vives répugnances ? Il y avait si longtemps qu’on se complaisait dans une illusion volontaire sur l’état des choses en Irlande, on était si accoutumé à ses plaintes, on s’était fait un si ingénieux système pour se dispenser de les écouter et de faire quelque chose ! On accusait le caractère du peuple irlandais, on accusait les agitateurs, on accusait le catholicisme, et là-dessus on édifiait tout un système de justification pour l’Angleterre ; puis, lorsque ces reproches étaient réduits à néant ou ces atténuations