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mettre au tribunal de l’opinion, plus d’accusé en faveur duquel ou contre lequel passionner les esprits. Il y a, ce qui n’est pas moins grave, tout un système à combattre ; mais le pathétique n’est pas de mise contre un système, il n’y a plus de place ici pour les moralités éternelles et pour les passions humaines, qui sont le réservoir de l’éloquence. Il faut entrer dans le détail d’un mécanisme, en analyser les effets, proposer ce qui est possible pour le modifier ou pour lui en substituer un autre. Il faut montrer ces qualités d’homme d’affaires qui l’emportent de plus en plus dans les assemblées et s’interdire, pour se faire écouter, ce qui éblouit et ce qui passionne ; se faire écouter, premier succès, le plus indispensable de tous, dont nul rhéteur n’a donné la recette, et de plus en plus difficile devant ces auditoires sceptiques, impatiens, bruyans par calcul et dédaigneux de parti-pris.

Ces questions avaient pourtant leur côté pathétique en 1858, quand l’Inde était en combustion. M. Bright avait toujours aperçu et souvent signalé les dangers qui menacent presque incessamment cet empire soutenu par une poignée d’hommes. Cinq ans avant l’insurrection, il suppliait qu’on écartât de la discussion l’esprit de parti. « Ce n’est pas, disait-il, une question de Manchester contre Essex, de ville contre comté, d’église établie contre sectes dissidentes ; c’est une question où nous sommes tous intéressés et où nos enfans peut-être le seront plus que nous. Si les finances sont mal administrées, c’est nous qui porterons le fardeau ; si les peuples de l’Inde sont poussés par notre faute à l’insurrection, il nous faudra reconquérir ce pays ou en être ignominieusement chassés. Dieu me garde de discuter dans un esprit de parti un état de choses qui peut introduire quelque page sanglante dans l’histoire de nos relations avec cet empire ! » Il voulait dès lors qu’on changeât de système. Il montrait d’un côté un peuple dont les institutions héréditaires sont anéanties, les gouvernemens renversés, toutes les habitudes détruites, — de l’autre une invasion d’étrangers qui l’épuisent et ne lui donnent rien ; partout la misère, des taxes accablantes et pas de travaux publics, pas de routes, pas de ponts, pas d’écoles, pas de justice, rien de ce qui fait l’orgueil et la force de la civilisation occidentale. Cependant, si quelque chose peut excuser une domination d’une légitimité si douteuse et souillée par tant d’excès, ce ne peut être que les bienfaits qui en diminuent le poids. Si quelque gouvernement a le droit ou plutôt le devoir de se conduire en providence, c’est celui d’un peuple qui vient, sans autre titre que la supériorité qu’il s’arroge, imposer son joug à un autre. Et quel terrain pour implanter les principes de la civilisation, pour fonder de bonnes institutions, pour répandre les germes fécondés avec tant d’efforts et de génie