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capable de rallier la majorité des intelligences. Ils sont persuadés que la civilisation ne s’est pas développée en vain, que la raison est équitablement répartie, que le sentiment de la responsabilité a pour première vertu de mettre les esprits en garde contre leurs propres exagérations. C’est pourquoi ils voient sans s’alarmer les masses entrer en partage du gouvernement, ou plutôt ils considèrent cette accession comme le moyen le plus efficace de dissiper les rêves inquiétans, de calmer les sourdes colères que la foule nourrit en silence quand elle se sent exclue ou méprisée. Est-ce là, comme on le dit, vouloir livrer imprudemment l’avenir des sociétés au hasard sur la foi d’une illusion souvent châtiée par les faits ? ou bien l’histoire ne prouve-t-elle pas que les vrais auteurs des révolutions les plus funestes sont ceux qui, à force de vouloir refouler le peuple dans son néant, ont provoqué les fureurs par lesquelles tant d’états ont péri ? M. Bright en est persuadé, et c’est pourquoi il déclare que la défiance des gouvernemens à l’égard des gouvernés est un crime. À ceux qui l’accusaient de faire naître le danger en l’annonçant, il répondait en 1866 : « Supposez que je sois au pied du Vésuve ou de l’Etna, et que, voyant un hameau ou une chaumière plantée sur la pente, j’aille dire aux habitans de ce hameau ou de cette chaumière : Vous voyez cette vapeur qui monte du sommet de la montagne ; elle deviendra une fumée épaisse et noire qui obscurcira le ciel. Vous voyez ces gouttes de lave qui sortent des crevasses ou des fissures sur le flanc de la montagne ; ces gouttes deviendront un fleuve de feu. Vous entendez ce murmure au sein de la montagne ; ce murmure se changera en tonnerre et sera la voix d’une convulsion violente qui ébranlera la moitié d’un continent. Vous savez que sous vos pieds sont ensevelies de grandes cités pour lesquelles il n’y a pas de résurrection, comme l’histoire nous apprend que des dynasties, des aristocraties ont passé sans qu’il reste une trace de leur nom. Si je parle ainsi à ceux qui habitent sur le flanc de la montagne et qu’ensuite éclate une catastrophe qui fasse trembler le monde, suis-je responsable de la catastrophe ? Ce n’est pas moi qui ai dressé la montagne, qui l’ai remplie de matières explosibles. J’ai averti du danger, voilà tout. »

M. Bright est convaincu que la suprématie aristocratique est ce qui maintient la mésintelligence entre les classes, pervertit la liberté anglaise, creuse le gouffre du paupérisme, et paralyse les efforts d’une société laborieuse incessamment et inutilement acharnée à le combler. Il croit que l’aristocratie a grossi, par une politique extérieure subordonnée à des vues égoïstes, le fardeau que porte l’Angleterre, et qu’elle est le principal obstacle au triomphe de la justice. N’y a-t-il pas quelque exagération oratoire dans ces re-