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droites, superbes et noires comme des voies triomphales qui depuis longtemps seraient abandonnées à une population de forgerons, les mêmes maisons hautes de six étages avec des façons de palais dont les propriétaires seraient tombés dans l’indigence, — les mêmes épaisses bâtisses à mine ruinée, à carcasse robuste, qu’on dirait susceptibles, comme les hommes, de souffrir de la malaria, et qui, selon les jeux de la lumière et de l’ombre, ont l’air tantôt de grelotter de la fièvre, tantôt de relever de maladie. Ce dernier aspect, si frappant dans certains quartiers de Rome, l’est peut-être davantage encore à Cività-Vecchia. En somme, la physionomie générale de la ville est celle d’une indigence noble supportée avec une tranquillité taciturne.

Si ces pierres pouvaient parler, elles diraient combien de souffrances cette ville a connues, et par combien d’ennemis ce sol a été piétiné de siècle en siècle. Que de sièges, que d’assauts, que de marches militaires, que d’embarquemens et de débarquemens! Goths, Grecs, Normands, Sarrasins, ont à l’envi violé et meurtri cette pauvre ville. Parmi la masse de souvenirs historiques qui se lèvent dans ma mémoire pendant ma promenade à travers Cività-Vecchia, il en est deux qui sollicitent plus particulièrement mes réflexions, celui de l’eunuque Narsès, et celui du Fieschi qui fut pape sous le nom d’Innocent IV. Ici Narsès livra une de ses terribles parties dans ce jeu sanglant de la guerre où il fut un si grand maître, et c’est d’ici qu’Innocent IV, fuyant devant Frédéric II, partit pour aller implorer les secours de Gènes, sa patrie, et convoquer ce concile de Lyon dont les anathèmes devaient remplir d’amertume et de revers les dernières années de l’empereur et mettre fin à la grande maison de Souabe. Narsès et Innocent IV, voilà des souvenirs bien lointains, n’est-il pas vrai? L’un remonte au VIe siècle, l’autre au XIIIe siècle de notre ère ; mais nous avons ici même, à Cività-Vecchia, un corps d’occupation française envoyé pour certaines raisons politiques qui ont leurs racines dans la profondeur des âges. Comme j’ai toute une longue journée à passer dans Cività-Vecchia, et que cette ville est plus riche en souvenirs qu’en monumens, j’ai le temps de me laisser aller à mes rêveries, et j’en profite pour rectifier quelques-unes de ces idées générales sur les lois de l’histoire qu’à l’instar de tous mes contemporains j’ai peut-être trop précipitamment acceptées.

Messieurs les philosophes de l’histoire me semblent singulièrement abuser du mot nécessité. A les en croire, tout ce qui a été, tout ce qui est devait être nécessairement, fatalement. Or nous vivons dans un monde de contingences, par conséquent dans un monde complexe, où les rapports de cause et d’effet se multiplient et se succèdent avec une telle fécondité et une telle rapidité qu’il est