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il goûte fort les argumens. Je n’ai vu dans la ville qu’un très petit nombre de marchands de cercueils, encore semblent-ils faire très mal leurs affaires.

Cependant la maladie de M. de Lagrée s’aggravait en se prolongeant, et le repos le plus absolu lui était devenu nécessaire. Il n’avait plus, en ce qui le concernait personnellement, qu’un seul parti à prendre : attendre à Tong-tchouan et profiter du premier retour de ses forces pour gagner Sutcheou-fou, et là, s’embarquer sur une jonque qui le conduirait à Sanghaï. Il était hors d’état de faire dans le pays des mahométans révoltés cette excursion qu’il méditait depuis Yunan-sen et qu’il considérait comme le couronnement de son entreprise. D’un autre côté, il n’ignorait pas ce qu’avait d’attrayant pour ses compagnons la perspective de ce voyage supplémentaire. Étudier la civilisation originale que pouvait avoir produite l’islamisme transporté si loin de son berceau, contempler la mosquée auprès de la pagode, revoir le Mékong à Li-kiang où, à peine sorti du Thibet, il coule au pied d’une montagne qui mesure 5,000 mètres d’altitude, et près de Yong-tchang, sur l’extrême frontière de Birmanie, où le Vénitien Marco Polo était venu six siècles avant nous, — pénétrer enfin dans Tali, la jeune capitale d’un empire naissant, c’était là un programme qui avait en effet ranimé notre ardeur presque éteinte. Nous contraindre à y renoncer par des raisons tirées de sa propre santé, M. de Lagrée ne pouvait s’y résoudre. Pendant qu’il hésitait encore, les autorités chinoises firent auprès de lui, pour le détourner de nous laisser partir, des démarches très pressantes; une lettre du père Fenouil, effrayé des dangers que, dans sa conviction, nous allions gratuitement courir à la fin d’une expédition jusqu’alors heureuse, vint mettre le comble à l’anxiété de notre malheureux chef. Redoutant les périls annoncés d’un commun accord par cent bouches officieuses, et les redoutant d’autant plus qu’il ne serait plus là pour les affronter avec nous, craignant en même temps de nous imposer un sacrifice, tourmenté par mille sentimens contraires où se révélaient à la fois son esprit prévoyant et son cœur généreux, il nous réunit tous autour de son lit, — pauvre lit plus mauvais et plus dur qu’un lit de camp, — et nous laissa libres de prendre une décision. S’il nous avait été donné de lire dans l’avenir, d’apercevoir l’échec qui nous attendait à Tali et la douleur que nous retrouverions à Tong-tchouan, peut-être cette décision eût-elle été différente; mais nous étions dans l’âge de la confiance, notre départ fut résolu.


L.-M. DE CARNE.