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lui faut partout pour croître, et si nous l’avons vue, même en pays chrétien, prête à s’éteindre avec la liberté politique, nous aurions le droit d’être surpris de la voir prospérer en Chine. Les rares gazettes imprimées dans l’empire sont écrites pour tromper l’opinion, non pour l’éclairer, et ce n’est pas dans les creuses spéculations de leur philosophie athée que les Chinois peuvent trouver un frein à leur passion dominante, l’amour du gain. Aujourd’hui d’ailleurs le gouvernement aux abois ne se gêne guère pour mettre les emplois à l’encan, au lieu de les laisser au concours; il vend fort cher les globules, et l’unique préoccupation du fonctionnaire qui les achète, c’est de tirer parti de sa place pour rentrer dans ses fonds. J’ai vu un fière meurtrier de son frère demeurer impuni parce qu’à force d’argent il avait fait taire l’accusation ou acheté le juge. Le père Fenouil nous contait en riant qu’inquiété par des voisins processifs, il lui était arrivé de couper court à leurs vexations en les menaçant de charger sa mule d’argent et d’aller voir le mandarin.

Le vieux papa nous ayant envoyé la lettre précieuse qui devait faire ouvrir devant nous les portes mêmes de Tali, rien ne nous retenait plus à Yunan-sen. Un plus long séjour nous exposait inutilement à nous trouver au milieu du sac de la ville, et, considération plus décisive encore, nous faisait courir le risque de voir les musulmans envahir le pays compris entre la capitale et le Yang-tse-kiang, couper notre route et nous préparer un désert. On annonçait en effet leur marche sur Kut-sing-fou. M. de Lagrée se résolut alors à partir sans délai pour Tong-tchouan, situé non loin du grand fleuve : de là il voulait essayer de pénétrer dans l’ouest du Yunan, arriver dans la partie du pays conquise et pacifiée, de façon à se trouver le plus tôt possible en présence de chefs reconnus et d’un gouvernement responsable; mais notre caisse, qui ne contenait pas, à notre départ de Saigon, plus de 25,000 francs en numéraire, était presque épuisée, et nous ne pouvions sans ressources nouvelles nous engager dans une excursion périlleuse et longue. Les commerçans, frappés de terreur, cachaient leur argent; personne n’aurait osé avouer qu’il possédait 100 taëls; le vice-roi lui-même se déclarait hors d’état de nous ouvrir un emprunt. Il fallut recourir à notre ami Ma-Tagen. Celui-ci nous offrit avec joie 1,000, 10,000 taëls à notre gré; l’argent ne l’embarrassait jamais; M. de Lagrée en accepta 700, représentant environ 6,000 francs, remboursables à Sanghaï en armes françaises. Notre prêteur ne sut pas d’ailleurs mettre plus de mesure dans ses demandes que dans ses offres, et voulut obtenir de nous l’engagement d’expédier à son adresse 100,000 cartouches confectionnées, le chargement d’un navire ! Il suspendit sa partie d’échecs pour traiter cette affaire, jura que nous lui faisions injure en lui offrant une reconnaissance de