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pour nous prouver leur zèle ils font à la halte du soir saisir, mettre à la cangue et rouer de coups le malheureux chef d’un village lolo coupable d’avoir témoigné peu d’empressement à nous servir. Nous logeons chez deux bonnes vieilles facilement apprivoisées par l’offre de quelques pipes de tabac, et nous passons la soirée autour du feu, tandis que nos hôtesses, assises près de nous, les pieds dans la cendre d’un brasero, fument en faisant tourner le fuseau. Une jeune fille sauvage va; vient, fait des niches à sa grand’mère, nous regarde en dessous et se hasarde enfin à toucher nos longues barbes. La femme, plus timide que l’homme, est par sa nature moins défiante ; son instinct, plus rapide et plus sûr, démêle mieux la droiture des intentions sous les plus farouches apparences. Vers minuit, le chef, délivré de sa cangue et assoupli par le bâton, vint nous éveiller pour nous offrir un poulet.

Le lendemain, nous cheminons dans une vallée d’abord sauvage et triste. Un torrent coulant à nos pieds sur un lit de marbre se heurtait contre des blocs multicolores formés de ces durs cailloux agglomérés que les géologues appellent des brèches. Ces mosaïques naturelles, qui orneraient des palais en Europe, gisent là inutiles, attendant depuis des siècles un œil qui les admire. Des deux côtés, dans les montagnes, la roche calcaire déchire la faible couche de terre végétale pour montrer à nu ses grandes rayures. Peu à peu cette gorge s’élargit, se peuple et laisse voir de fort belles cultures. De nombreux villages s’abritent sous les grands arbres. Les cases grises sont faites de terre séchée, et les toits plats supportent des pyramides de paille. On dirait les tourelles couvertes en chaume de quelque château-fort. L’illusion est d’autant plus facile qu’autour des maisons une muraille détache sur le ciel, au niveau du toit, une ceinture de créneaux. Chacun s’enferme chez soi pour se défendre des voleurs de grand chemin; mais il n’est pas de barrière assez haute ni d’assez solide enceinte pour mettre l’habitant paisible à l’abri des pillards officiels. Tout le monde s’enfuit à l’approche de nos mandarins et de nos soldats. Nous souffrions de ces terreurs dont nous étions la cause involontaire, et ne consentions plus qu’avec peine à faire halte dans les hameaux. Le jour suivant, nous entrions dans la ville de Sheu-pin, dont les beautés, d’abord voilées par les promontoires qui masquent en même temps la plaine, se révèlent brusquement à l’œil enchanté. Par une percée inattendue qui se fait entre deux collines, le regard ébloui se perd sur une vaste nappe d’eau, bleue comme le ciel qui s’y reflète, immobile comme l’air qu’aucun souille n’agite. C’est un coin du lac de Sheu-pin. La ville elle-même apparaît bientôt comme une cité flottante réunie à la terre par de vastes chaussées et des talus de rizières,