Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/893

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il ne nous restait pas un livre qui pût, aux heures de lassitude, distraire notre pensée en nous arrachant à nous-mêmes. Je n’essaierai pas de peindre la plus cruelle de nos souffrances; tous ceux qui ont traversé des misères analogues, les naufragés jetés sur un îlot désert, les condamnés politiques écroués dans une prison cellulaire, la comprendront d’un mot : les dernières nouvelles que nous avions reçues de France remontaient à plus d’une année. Combien d’incertitudes poignantes trouvaient place dans cette longue période, combien d’événemens heureux ou funestes avaient pu passer sur la famille ou la patrie !

La patrie ! nous avions toujours eu la confiance de voir nos efforts profiter, dans ces contrées lointaines, à sa grandeur renaissante en Orient; mais ce fut surtout sur les bords du beau fleuve par lequel l’influence française pourrait si facilement pénétrer dans la Chine occidentale que l’avenir nous apparut dans sa radieuse splendeur. Comme ces navigateurs qui plantent sur une terre inconnue avant eux le pavillon national, M. de Lagrée fit arborer les couleurs françaises sur les barques qui nous emportaient dans le courant du Sonkoï, tandis que les salves de mousqueterie dont les autorités de la ville de Yuen-kiang saluaient notre départ dominaient à peine l’immense murmure de la foule accumulée. Le bruit s’éteignit peu à peu, mais nous vîmes longtemps encore les bannières flotter au vent, les parasols rouges osciller au-dessus de la tête des mandarins, les lances et les fusils miroiter au soleil le long des murailles qui détachaient sur le bleu profond du ciel leur couronne de créneaux. Le Sonkoï s’encaissant entre des montagnes escarpées, la plaine et la ville s’évanouirent bientôt dans la vapeur, et la brillante vision d’un second empire des Indes disparut elle-même comme dans les brouillards d’un rêve.

Nos barques s’étant arrêtées devant un rapide, il fallut mettre pied à terre et reprendre notre bâton de voyage pour gravir péniblement les pentes qui allaient nous conduire, après un mois de marche, jusque sur le haut plateau où est bâti Yunan-sen, ville capitale de la province de Yunan. A mi-côte, dans une dépression creusée au flanc d’une montagne aride, le village de Poupyau se présente d’abord comme une verdoyante oasis au milieu du désert. Il est ombragé par de nombreux aréquiers et des tamariniers noueux dont l’âge reporte assez loin la date de la fondation de Poupyau. Les maisons sont faites de terre durcie par le soleil; elles ont un étage, et sur leurs terrasses les femmes tournent le rouet, se promènent ou vaquent à leurs affaires; dans les ruelles, les bœufs, les ânes et les porcs circulent librement. Poupyau, qui a la physionomie d’une petite ville de l’intérieur de l’Egypte, s’est donné le luxe d’une muraille