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II.

Brougham avait trente-deux ans quand, en 1810, la protection de lord Holland lui valut l’honneur d’être choisi par les vingt électeurs du bourg-pourri de Camelford pour les représenter au parlement. Les whigs comptaient beaucoup sur le talent de Brougham pour relever le prestige oratoire de leur parti, singulièrement affaibli depuis quelques années. Fox était mort; Sheridan, vieilli, déconsidéré, n’abordait plus que rarement la tribune, et jamais sans avoir pris courage en vidant une bouteille d’eau-de-vie. Ce n’était ni Tierney, ni Whitbread, ni même Ponsonby, le chef reconnu du parti whig dans la chambre des communes, qui pouvaient aspirer à égaler l’éloquence des orateurs de la grande époque. Les tories, de leur côté, n’étaient guère plus riches en hommes de talent, et il fallait toute la vigueur des institutions de l’Angleterre pour soutenir la lutte contre Napoléon, en ayant à sa tête des hommes aussi médiocres que les Perceval, les Liverpool, les Castlereagh. Le maiden speech de Brougham était donc attendu avec impatience par ses amis et avec anxiété par ses adversaires. Contre toute prévision, ce fut un échec. Trop docile, et pour cette fois seulement, aux conseils qu’on lui avait prodigués, il voulut conserver les apparences de la modération, et ne parvint à produire sur ses auditeurs qu’une impression de lourdeur et d’ennui. Toutefois la proposition d’une mesure complémentaire de l’abolition de la traite lui fournit bientôt l’occasion de prendre sa revanche, et il rentra dans son naturel en s’élevant avec une éloquence pleine d’âpreté contre les commerçans anglais qui continuaient en secret l’odieux trafic des noirs. La mesure qu’il appuyait fut adoptée à l’unanimité, et il conquit à partir de ce jour une renommée d’orateur politique qui devait s’accroître encore avec le temps. Brougham ne fit toutefois qu’une courte apparition au parlement. L’avènement du prince de Galles à la régence ayant amené en 1812 une crise ministérielle, le parlement fut dissous, et, lors des élections nouvelles, le bourg-pourri de Camelford, qui était à la discrétion des whigs, fut transféré à un obscur protégé du parti, sans qu’on prît soin de pourvoir Brougham d’un autre siège. Ce fut vainement qu’il se présenta seul et sans appui à Liverpool et en Écosse, il fut battu dans les deux endroits, et le nouveau parlement se réunit sans qu’il y eût trouvé place. Brougham ressentit vivement l’injustice qui lui était faite; il en conçut contre les chefs du parti whig un ressentiment auquel il devait laisser plus tard un libre cours. Les whigs lui avaient donné assurément un juste sujet de grief; il ne faudrait cependant