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distance du but, le surlendemain matin après qu’ils ont passé la nuit dans une auberge. Le scandale est aussi grand qu’il l’a pu désirer; la jeune femme y ajoute encore par un mouvement sublime d’imprudence. Franceschini menaçait le prêtre déguisé, le sauveur de dames opprimées, quand elle saute sur l’épée du comte, cette épée qui avait le droit de tuer dans l’apparence d’un flagrant délit, et qui pourtant demeurait en repos. Elle oublie sa timidité, sa faiblesse, sa situation, elle oublie tout pour sa colère, qui s’échappe enfin après quatre ans de tortures. Malgré cette folie généreuse, malgré tant de circonstances équivoques, le tribunal ne veut pas croire à la culpabilité de la malheureuse femme en rupture de ban ni du prêtre hardi, du jeune chevalier de Dieu, ainsi que le poète l’appelle. Les juges demeurent convaincus que le mari n’y croyait pas lui-même. Par une peine adoucie qui est un acquittement, ils enferment Pompilia dans un couvent, et relèguent le prêtre Caponsacchi dans la retraite d’une petite ville durant deux ans. Quelques semaines après, Pompilia, parvenue à son terme, obtient la permission de rentrer chez sa mère pour recevoir ses soins. Cette condamnation dérisoire ruine les espérances de Franceschini; il peut prévoir avec assurance quelle serait l’issue d’un procès relatif à la succession. Cependant l’enfant était né depuis trois semaines. Que fait le comte? Avec trois affidés, il pénètre, un soir, dans une villa isolée où se cachaient les Comparini, tue le père et la mère, laisse sa femme pour morte... Et l’enfant? Il le cherche inutilement, cet enfant qui était son gage, son unique espoir de fortune, dont la naissance avait été pour lui le signal du triple assassinat; il avait été dérobé à ses atteintes et confié à une nourrice. Franceschini fuit avec ses complices, ne se tenant pas pour battu tant que l’héritier des Comparini vit encore. Surpris dans sa course à travers la campagne, il est arrêté, jugé, condamné, et voit son recours en grâce repoussé par le pape.

Tel est le sujet du poème de M. Browning. Nous sommes loin des épopées chevaleresques ou pastorales de Tennyson, loin peut-être aussi de cette élévation dont la grande poésie ne peut guère se passer. Si l’auteur n’avait eu soin de choisir son sujet dans le lointain du passé et de le traiter au point de vue de l’analyse psychologique, il ne se serait pas sauvé de l’écueil de la vulgarité. Le procès a lieu sous Innocent XII, à la fin du XVIIe siècle, et les personnages, au lieu d’agir en présence les uns des autres et dans l’inévitable trivialité d’une cause criminelle, prennent la parole successivement et développent leurs sentimens dans de longs monologues. Chacun d’eux se justifie ou s’explique à son tour. Le lecteur passe du lit de mort de l’un au cachot de l’autre; il prête l’oreille dans l’église où sont exposés les cadavres, sur la place publique où l’on s’entretient de