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Figurez-vous cette leçon d’esthétique donnée aux hommes du guet dans une rue déserte, par un beau clair de lune. La verve de M. Browning jaillit surtout dans ces sortes de mises en scène. Quand un écrivain élève à cette hauteur un genre subalterne, quand il parvient à cette originalité, sans prétendre au sublime par la solennité du ton, il se place au premier rang. Nous admirons la noblesse dans les hautes pensées, nous connaissons tout le prix de la correction parfaite ; mais on peut se consoler d’avoir laissé à d’autres la grâce d’un Giotto ou la pureté d’un Angelico, si l’on a parfois la vigueur de ce fra Lippo que M. Browning nous représente ou plutôt qu’il a rêvé. Il est lui-même un fra Lippo, moins les escapades[1]. Nous regrettons de ne pouvoir insister sur le petit poème d’Andréa del Sarto, qui donnerait lieu à une comparaison charmante avec le drame d’Alfred de Musset. On y verrait que la vérité historique est du côté de l’auteur anglais, bien que le pathétique du drame, en dépit de ses défauts, assure l’avantage au poète français ; mais nous avons hâte d’arriver au dernier ouvrage de M. Browning.


III.

Il est des tragédies dont le hasard est le poète, et qui par des émotions en quelque sorte matérielles passionnent le public actuel, amoureux de réalités. C’est pour cette raison même qu’elles sont appelées des drames judiciaires. L’action s’engage par un crime et se dénoue par un supplice. Rien n’est plus positif, et l’intérêt ne peut craindre de s’attacher en pure perte à une fiction. Le spectacle est absolument démocratique : pas d’infortunes royales ni de douleurs princières ; tous les criminels sont égaux devant la loi. La part de la fatalité ou de la Providence y paraît aussi réduite que possible ; la loi exclut l’idée même de fatalité, et les tribunaux semblent à une bonne partie des juges et de leurs justiciables une providence très suffisante. Il y a donc une sorte de conformité entre les idées du public de notre temps et les représentations que lui donne la justice humaine. Sans doute cette espèce de drames fournit aux esprits une pâture qui ne profite guère au bon goût ni au sens moral, mais il est impossible de nier que de nos jours ils excitent vive-

  1. Tandis que M. Browning s’efforçait de grandir ce peintre du milieu du XVe siècle, il ne s’est pas aperçu de la méprise qu’il faisait en lui donnant pour élève Masaccio, le maître de toute la peinture florentine et romaine. C’est justement le contraire qui est la vérité. Lippo Lippi, que nous ne confondons pas avec Filippino Lippi, son fils, a reçu les leçons de Masaccio et lui a survécu vingt-six ans. Si quelque chose nous étonne encore plus que cette erreur chez un écrivain qui paraît très compétent dans cette matière, c’est qu’elle n’ait pas été relevée.