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bracelets, sur les agrafes qui les retiennent : Saül est de nouveau le roi d’Israël dans sa gloire. Se laissant retomber le long du poteau de la tente, il s’assied sur le monceau de ses armes, de ses vêtemens guerriers, et prête l’oreille au reste du chant, un bras passé autour du poteau et soutenant sa tête. L’autre bras, pendant à son côté, se relève quand la harpe silencieuse a glissé des doigts de David. Il ramène à lui la tête du jeune inspiré, passe la main dans ses cheveux et parcourt des yeux son visage, comme s’il voulait lire au fond de son être. Oh! de quel amour se sentait transporté David pour son roi, pour l’élu de son Dieu ! Mais l’amour de l’homme est trop faible, et ne peut ajouter ses jours à ceux de l’objet aimé. Un Dieu seul peut donner sa vie et racheter ainsi de la mort ce qui est condamné à mourir. Le voyant fait désormais place au prophète : plus de harpe, plus de chant; c’est l’esprit de Dieu qui parle. David entrevoit la rédemption et associe au bienfait du mystère sacré l’âme souffrante de Saül. « O Saul, l’extrême force s’allie à l’extrême faiblesse pour te sauver. Un homme comme David t’appelle, une face comma celle de David te sourit, une main comme celle de David t’ouvre les portes de la vie. Vois, ô Saul ! le Christ est devant toi! »

De ce tableau digne d’un Michel-Ange passons à une peinture familière, à une véritable toile du Bassan qui pourtant cache une vérité profonde. Le plus curieux entre les morceaux humoristiques du recueil est celui qui porte le titre de Fra Lippo Lippi. L’auteur s’est proposé de décrire les combats intérieurs de ce peintre-moine qui remplit l’Italie de ses œuvres et de ses scandales, luttes de l’aventurier contre la règle monastique, luttes de l’artiste amoureux de la nature contre le préjugé de la tradition. Fra Lippo ne se contenta pas de jeter une fois le froc aux orties, il le jeta souvent. C’est dans une de ces équipées qu’il est arrêté par le bargel, comme il rôdait la nuit dans les rues de Florence. Il raconte sa vie aux guetteurs de nuit, et les prend à témoin de ses griefs contre ses supérieurs, qui le forcent de gâter son talent. Orphelin, confié au couvent du Carmel par une vieille tante, moine dès l’âge de huit ans, il avoue avec plus d’insouciance que d’humilité l’absence de toute grâce d’état; mais il se trouva que ses doigts tenaient avec succès le crayon et le pinceau : on le fit peintre pour orner l’église du couvent. Il rendait d’une manière merveilleuse les figures de toute sorte, mendians, voleurs, gracieuses jeunes filles, enfans joufflus : on lui commanda des sujets pieux, des saints, toujours des saints. Cosme de Médicis le vieux le prit sous sa protection et le garantit contre les punitions trop méritées de ses frasques ordinaires. Le palais du puissant patricien était pour lui un cloître