Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/724

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il s’éloigne entièrement de Shelley. Sur ce terrain il serait difficile, je crois, de lui trouver un devancier. On pourrait dire alors qu’il est le Carlyle de la poésie. Pour les fantaisies capricieuses, pour le langage qui n’appartient souvent qu’à lui, pour les expressions qu’il puise dans l’argot populaire, pour les obscurités voulues, il n’a rien à envier à l’historien humoriste. On a rappelé à propos de ses œuvres le poème d’Hudibras ; mais Butler est narratif, et encore son récit, sans cesse coupé par des digressions satiriques, n’offre aucun intérêt suivi. Il n’est dramatique en aucune façon, puisque ses personnages manquent absolument de réalité. De plus, et cette différence est essentielle, ses vers rimés sont contraints de tomber avec les consonnances finales. M. Browning a plié le vers héroïque, ou vers non rimé, blank verse, à toutes les exigences de la satire et même de la charge. Tandis que M. Tennyson, dans ses idylles comme dans ses épopées, a porté ce vers, le plus anglais de tous, à un degré de perfection inconnu jusqu’à lui, M. Browning a su l’accommoder aux peintures hardies ou grotesques, sans se heurter contre l’écueil presque inévitable du prosaïsme.

Le poème sérieux le plus remarquable du recueil de Men and Women et peut-être de toute l’œuvre de M. Browning est la pièce de Saül. C’est une belle et noble composition que le souffle de l’antiquité sacrée anime sans effacer les vives et fraîches couleurs de la nature d’Orient. Pour apprécier tout le mérite de ce morceau, il faudrait en faire précéder la lecture par celle du Saül d’Alfieri. Bien que cette dernière tragédie soit l’ouvrage de prédilection du poète italien, nulle part on ne sent mieux que son travail est tout littéraire, qu’il a étudié le cœur et les passions dans les livres, et qu’il comprend le drame comme un lettré dans son académie, sinon comme un très habile rhétoricien dans un collège. La scène où David calme avec son chant la fureur de Saül est, dans Alfieri, une pure cantate lyrique, fidèle aux procédés du genre et employant les vers de différente mesure avec l’habileté d’un musicien qui sait par quelles transitions il convient de passer de l’adagio à l’allégro, et réciproquement. En outre, la loi du drame contraint le poète de précipiter la succession des mouvemens, de sorte qu’en deux ou trois pages Saül est le jouet de la fureur, se radoucit et retombe dans sa démence première. Ajoutez que le poète ne connaît qu’une Palestine décolorée et terne, la Palestine traditionnelle des abrégés de l’Ancien-Testament. Il n’a pas lu la Bible, ou il l’a lue en courant.

M. Browning est du pays où la Bible est le premier et le dernier livre qui soit entre les mains de quiconque sait lire. Il ne prétend pas remplir le cadre d’un drame, ou plutôt son drame est la peinture de deux âmes, l’une farouche, s’amollissant peu à peu, l’autre