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CHRYSOSTOME ET EUDOXIE.

D’Arabissus à Pithyonte, la route passait d’abord par Sébaste, métropole de la Grande-Arménie ; elle déviait ensuite à l’ouest, franchissait la limite de la province du Pont et atteignait Comane, une des grandes villes de cette dernière province ; de là, s’infléchissant à droite, elle longeait la rive du Pont-Euxin pour arriver au pied du Caucase. Comane était située au tiers à peu près de la distance entre Arabissus et Pithyonte. La route était une des plus rudes et des plus dangereuses de l’Asie ; on avait à gravir de hautes montagnes dans une grande partie du parcours, à croiser presque à chaque pas des fleuves ou des torrens souvent débordés. Chrysostome voyageait la plupart du temps à pied, et il fallait que les difficultés du chemin fussent bien fortes, ou sa lassitude bien extrême, s’il est vrai, comme le dit le narrateur contemporain, qu’il mit trois mois à aller d’Arabissus à Comane. Ses guides d’ailleurs prenaient à tâche de lui rendre le voyage le plus fatigant possible. Leur imagination, fertile en tortures, les multipliait sur l’infortuné dont ils avaient la garde. Pleuvait-il à torrens, ils choisissaient ce temps pour se mettre en route, et continuaient jusqu’à ce que le prisonnier eût ses vêtemens trempés à ce point que sa poitrine et son dos nageaient, pour ainsi dire, dans l’eau. Au contraire, s’ils abordaient quelque plaine brûlée, sous un ciel sans nuages, ils se donnaient l’atroce plaisir de le faire marcher la tête nue, au soleil, dans les plus grandes ardeurs du jour ; or Chrysostome était chauve comme Élisée, nous dit son biographe, et ce supplice lui était mortel. Tels étaient les moyens trouvés par ces misérables pour obtenir leurs grades plus promptement. Lorsqu’ils avaient à traverser une ville où l’exilé eût pu se reposer et prendre parfois un bain qui lui était nécessaire, car la fièvre le brûlait intérieurement comme le soleil à l’extérieur, l’escorte refusait de s’y arrêter ; les haltes se faisaient dans des villages sans importance et des lieux déserts où l’on ne pouvait se procurer aucun soulagement. Toute lettre était interdite, toute communication quelconque supprimée. L’un des officiers était si féroce, qu’il se mettait en fureur quand les passans s’apitoyaient sur son prisonnier ou adressaient à celui-ci quelques paroles de consolation ; il menaçait, il frappait, comme si on lui eût fait insulte à lui-même. L’autre officier se montrait moins méchant : la douceur et la résignation de Chrysostome avaient fini par le toucher ; il lui témoignait de la compassion, mais en secret, car il avait peur de son compagnon et voulait aussi gagner son avancement.

Il y avait trois mois, au dire de Palladius, qu’ils cheminaient ainsi par monts et par vaux, par plaines et par rivières, quand ils arrivèrent à Comane. Chrysostome se traînait à peine. Son visage était comme calciné, et, suivant une comparaison effrayante que