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grès de la barbarie dans l’est avaient détruit l’entrepôt de commerce dont vivait jadis Pithyonte, la ville était devenue un camp retranché pour les légions de la frontière, et à peine y apercevait-on de loin en loin quelque trafiquant de l’intérieur. De population chrétienne avec qui l’ancien archevêque pût être en communion, il n’y en avait pas : les barbares étaient presque tous païens, ou d’un christianisme à peine ébauché qui n’admettait guère les instructions d’un Chrysostome ; et quant aux garnisons, composées habituellement d’étrangers à la solde de l’empire, elles pouvaient marcher de pair, en ce qui concernait la religion, avec les Héniockhes et les Huns. Les évêques pouvaient donc être sûrs que Jean Bouche-d’Or allait enfin être réduit au mutisme du sépulcre.

Le choix une fois arrêté, Atticus, en homme habile, prit des précautions pour le voyage du prisonnier, car on pouvait craindre que son passage n’excitât l’indignation ou la pitié parmi les populations qu’il traverserait. On convint de lui faire éviter les villes entre Arabissus et Pithyonte, celles-là surtout où l’on savait qu’il rencontrerait des évêques plus ou moins favorables à sa cause, et des gouverneurs compatissans ; puis on se promit de ne pas retomber dans la faute qu’on avait commise lors de son premier exil en lui donnant une escorte de prétoriens dont il avait séduit les officiers, et qui s’étaient faits plutôt ses serviteurs que ses gardiens. Atticus et Sévérien s’entendirent à ce sujet avec le maître des offices ou le préfet du prétoire, qui leur procura tout ce qu’ils pouvaient désirer de plus brutal et de plus féroce pour la circonstance. On donna aux deux officiers de l’escorte l’assurance d’un avancement considérable, s’ils s’acquittaient bien de leur mission ; on leur fit même comprendre qu’on ne tenait pas beaucoup à ce que leur prisonnier arrivât jusqu’à Pithyonte, sa mort, pendant les fatigues de la route, devant produire le même résultat qu’une exécution, et étant en outre moins compromettante pour l’empereur. Ces hommes s’acheminèrent à grandes journées vers le château d’Arabissus, qu’ils atteignirent vers le milieu ou la fin du mois de juin.

Leur apparition auprès du prisonnier avait quelque chose de sinistre. Ils semblaient faire parade de leur brutalité, et répétaient à tout venant qu’ils voulaient gagner l’avancement qu’on leur avait promis ; ils firent même entendre que, si cet homme chétif et malade ne parvenait pas à sa destination, peu leur importait, et qu’ils n’en toucheraient pas moins leur salaire. Si ces propos arrivèrent aux oreilles de Chrysostome, il eut besoin, pour fortifier son cœur, de toute sa soumission aux volontés du ciel. Ce fut sous de tels auspices et sous la conduite de tels guides qu’il se mit en route, quand l’ordre lui en fut signifié.