Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/602

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
596
REVUE DES DEUX MONDES.


loin, mais les voisins qui vivent à nos portes. Le lieu où nous résidons est situé aux extrémités du monde, et de plus les brigands l’assiégent en quelque sorte et en tiennent les routes. Excusez donc, je vous en supplie, notre long silence, qui ne vient assurément ni de négligence ni d’oubli, et daignez y trouver plutôt une raison de nous plaindre que de nous accuser.

« Ce qui serait au besoin une justification pour nous, ce serait l’envoi que nous vous faisons, après un si long temps, de nos chers et vénérables frères le prêtre Jean et le diacre Paul, que le hasard a mis sous notre main, et qui nous donnent l’occasion de vous écrire cette lettre, car nous avions besoin de vous exprimer combien notre cœur est plein de vos bontés, qui dépassent pour nous celles d’un père. Oui, votre piété a fait tout ce qu’il était possible de faire, il n’a pas dépendu d’elle que les choses ne reprissent leur ancien état, et qu’une vraie et sincère paix ne rentrât dans des églises, où régnent insolemment le mépris de la justice et la violation des constitutions de nos pères ; mais, comme rien de ce que vous vouliez n’a pu s’accomplir et que les coupables accumulent ruines sur ruines, sans entrer dans le détail de leurs actes, qui dépasserait non-seulement les bornes d’une lettre, mais presque celles d’une histoire, je me contenterai du nouvel appel que j’ose faire à votre vigilance. Bien que les funestes auteurs de nos troubles soient atteints d’une maladie incurable et incapables même de repentir, ne retirez pas vos remèdes salutaires, ne cédez point au mal… Ce que vous avez entrepris, c’est une lutte pour le monde entier, pour les églises abattues et gisantes, pour les peuples dispersés, pour le clergé en butte à mille tourmens, pour les évêques exilés…

« Quant à nous, voici la troisième année que nous sommes relégué aux confins de la barbarie, voué à la faim, à la peste, à la guerre, à des siéges continuels, à une solitude incroyable, à une mort de tous les jours, sous le glaive des Isaures, et au milieu de tout cela c’est notre confiance en vous qui nous soutient. Oui, votre sincère et active charité est le rempart qui nous garantit de nos ennemis, le port qui nous abrite contre la rage des flots, un inépuisable trésor de biens au milieu de tant de maux qui nous affligent. Cette pensée embellit pour nous le lieu désolé d’où nous vous écrivons ; que si nous devions être arraché d’ici, nous en emporterions avec nous le souvenir comme une consolation contre des tribulations nouvelles. »

Après avoir remis cette dépêche aux mains de ses deux fidèles, il y ajouta des lettres de recommandation pour trois nobles matrones romaines, Proba Fultonia, de l’illustre race des Anicii, Juliana, sa belle-fille, et une dame nommée Italica, à qui il adressa particulièrement ce charmant billet :

« Dans l’ordre des choses du monde comme dans celui de la na-