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rocher crénelé d’Arabissus, sinon la prison qui le couronnait, car le château n’était qu’une prison où manquait l’espace, si bien que, l’encombrement augmentant, Chrysostome dut renoncer aux promenades en plein air, qui faisaient une notable partie de son régime. En revanche, sa vue pouvait s’étendre, sans obstacle comme sans limite, sur tout le pays, qui ne présentait, en haut et en bas, sur les montagnes comme dans les vallées, qu’une incroyable quantité de neige, car la neige obstruait tout, et l’œil n’apercevait à l’horizon ni arbres ni rochers. Cependant les émigrés des villes voisines continuaient d’arriver ; on ne savait plus comment les loger, on ne sut plus bientôt comment les nourrir ; ils apportaient avec eux la famine, puis la peste, qui suivit de près, en attendant le troisième fléau, qui ne tarda point non plus à paraître, les Isaures.

Si le froid de Cucuse avait rudement éprouvé Chrysostome, celui d’Arabissus lui fut presque mortel. Obligé de se confiner dans sa chambre, près du feu où il grelottait encore et au milieu d’une fumée qui le suffoquait, il tomba gravement malade et ne fit que traîner de rechute en rechute. Tout ce qu’il y avait de médecins dans cette bourgade, et Chrysostome assure qu’il y en avait de bons, s’empressait autour de lui pour le soulager ; mais que pouvaient les médecins quand les remèdes manquaient ? Les Isaures, qui avaient étendu leurs courses de ce côté, envahissaient le pays de proche en proche et ravageaient tout. On ne pouvait plus se procurer au dehors les choses les plus simples et les plus indispensables aux malades ; bientôt même une partie des habitans aimant mieux aller quêter un asile ailleurs que de mourir de faim derrière des murailles impossibles à défendre pour des bras affaiblis, l’émigration commença dans Arabissus, comme elle avait fait dans Cucuse. Les Isaures occupaient maintenant tous les environs, et le danger était aussi grand à partir qu’à rester. Les ravages, les incendies, le carnage, se rapprochaient avec les brigands, et venaient s’étaler, pour ainsi dire, jusqu’au pied des murailles de la ville. Du haut de sa citadelle, comme d’un observatoire, l’exilé pouvait apercevoir ce lugubre spectacle, et il nous en trace le tableau dans quelques pages d’une éloquence saisissante.

« Personne, écrit-il à un ami, personne sur cette terre désolée n’ose rester chez soi ; tous abandonnent leurs demeures et s’enfuient au hasard. Les villes ne renferment plus que des murailles et des toits ; les forêts et les ravins sont devenus des villes, et de même que les bêtes féroces, les panthères et les lions, trouvent plus de sécurité au désert que dans les lieux fréquentés, ainsi nous, habitans de l’Arménie, nous en sommes réduits à passer tous les jours d’un endroit dans un autre, nous vivons à la façon des Hamaxo-