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bien… mais cela s’est dissipé en route. J’ai craint d’être grondé, et je vais bien docilement prendre mon bain ferrugineux, puisque le médecin l’a commandé ; mais le meilleur bain pour moi serait encore un thème de Mozart ou un motif de Beethoven interprété par ces deux maîtres que je viens d’entendre. Ah ! ma chère Sarah, je me reprochais d’entendre cela tout seul !

— Et sans doute, dit Adda en me lançant un regard malicieux, mon cher papa, qui n’est pas un égoïste, a fait promettre à ces deux anges de venir, avant de s’envoler à Charleville, nous donner quelque avant-goût du ciel sous forme de sérénade.

— Point du tout, répondit mon père ; ils ont juré d’eux-mêmes qu’ils y viendraient, et je vais envoyer Giron pour chercher les précieux instrumens, qui ne doivent pas être confiés au premier venu. Faites ajouter quelque chose de bon au dîner, ma chère Sarah, ces messieurs se connaissent en vins… J’irai moi-même à la cave.

Je demandai à mon père et à Adda s’il ne serait pas convenable d’inviter quelqu’un du voisinage, notre voisin le docteur, ou notre ami le pasteur Clinton, pour ne point paraître si vite favorisés de l’intimité de deux artistes célèbres. A coup sûr, la seconde visite de M. Abel, si rapprochée de la première, serait remarquée et commentée dès que le bruit de sa présence dans le pays se répandrait avec l’annonce du concert. On pourrait s’en entretenir jusqu’à Paris, et peut-être M. de Rémonville serait-il un peu intrigué de notre liaison subite avec cet artiste.

— Ah ! laisse-nous donc tranquilles avec tes scrupules ! s’écria ma sœur en riant. Mon mari se moque bien, là où il est, de ce qui se passe ici ! S’il était homme à s’en inquiéter, il y resterait. Allons donc ! il a une qualité, c’est de n’être ni soupçonneux ni jaloux. Quant à inviter les vieux voisins pour sanctionner nos rapports avec des artistes, la belle idée ! Là où notre père est avec nous, nous sommes à l’abri de tout commentaire impertinent.

— Et d’ailleurs, ajouta mon père, la musique ne sanctionne pas seulement, elle sanctifie tout !

Je dus céder et mettre tous mes soins à rendre agréable la petite fête que mon père nous avait ménagée.

(La seconde partie au prochain numéro.)

George Sand.