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MALGRÉTOUT.

Je ne sais pas si je vous raconterai bien les faits, si je saurai y donner les développemens convenables, ou si je n’en donnerai pas trop. Je ne suis pas un bas-bleu. Je n’ai cultivé en moi avec plaisir que le sens musical, et je crois que je me suis habituée à penser et à souffrir en musique. Fille d’un Anglais et d’une Française, élevée en France avec des idées anglaises persistantes, si, comme on le dit, je parle purement et facilement les deux langues, c’est peut-être que je manque de nationalité et que je n’ai le génie d’aucune. Vous croyez que l’étude d’analyse à laquelle vous me conviez apportera dans mon esprit, une lumière qui fera cesser mes irrésolutions. Puissiez-vous avoir raison ! Pour moi, il ne me semble pas que je sois irrésolue, puisque aucun projet ne me sollicite et ne me sourit. Je crois bien plutôt que je suis découragée, et quand j’aurai contraint ma pensée à rechercher toutes les causes de mon abattement, peut-être bien serai-je encore plus dégoûtée de ma vie, qui n’a servi à rien et qui n’est plus assez intense et assez fraîche pour servir a quelque chose. Quoi qu’il en soit, je vais essayer. Si je ne me sens pas la force de continuer, du moins j’aurai eu la volonté de vous satisfaire.

Vous voyez, par la date de mon début, que je suis toujours dans cette retraite où mon habitation porte le nom de la montagne qui l’abrite. C’est à peu de distance de mon parc que la Meuse s’encaisse profondément dans les grands rochers appelés les Dames de la Meuse. Je ne sais quelle légende a donné ces noms colorés aux objets qui m’environnent et au lieu que j’habite. Je sais que c’est là que mon douloureux roman a commencé et fini. C’est là que j’ai fixé et que peut-être je finirai mes jours, vaincue et soumise comme… J’ai souvent comparé le cours de ma vie à celui de cette Meuse qui coule rapide et silencieuse à mes pieds. Elle n’est ni large, ni imposante, quoique bordée d’âpres rochers ; elle n’a pas reçu d’écroulemens dans son sein, elle n’est pas encombrée de débris : elle marche pure, sans colère et sans lutte ; ses hautes falaises boisées, étrangement solides et compactes, sont comme des destinées inexorables qui l’enferment, la poussent et la tordent sans lui permettre d’avoir un caprice, une échappée. Ses marges sont tapissées d’herbes et de fleurs ; mais une pente insensible et ininterrompue la force à passer vite, à ne rien embrasser, à ne refléter rien que le bleu du ciel, éteint et comme métallisé par le plissement de ses ondes muettes. Plus loin, elle trouve des travaux humains non moins rigides que ses rives de schiste, des canaux, des écluses qui la brisent et la précipitent. Je ne la vois libre et maîtresse nulle part ; c’est une captive toujours en course forcée et qui n’a pas seulement le temps de gémir. Mon Dieu ! c’est bien là mon histoire !