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les proportions d’une scène ; son lyrisme sacré s’élève dans la Messe solennelle à la plus haute puissance dramatique, et cette fable toute bourgeoise et sentimentale de Fidelio, ce conte du bonhomme Bouilly transformé, illustré, idéalisé, nous montre l’éternel féminin dans sa plus sublime apothéose. « Tous les hommes frères, et Dieu qui règne au ciel père de tous, » cette idée, sur laquelle se déroulera plus tard si magnifiquement la neuvième symphonie, est déjà l’idée thématique du drame de Fidelio ; du reste, on la retrouve partout, car elle est sa religion, sa foi même. « La religion et la basse fondamentale, disait-il, sont deux points sur lesquels il ne faut pas discuter. » En ce sens, ce panthéiste est bien près d’être un chrétien ; son Dieu, ne nous y trompons pas, n’est point celui de Goethe, encore moins celui de Feuerbach. Canzonetta di ringraziamento offerta alla divinità dà un guarito, ainsi dans son œuvre complète s’intitule le quatuor portant le numéro 132, inspiration d’un recueillement ineffable. L’âme n’a de ces effusions, ne se prosterne de la sorte que devant le Dieu personnel, — celui que Beethoven, dans une lettre à son neveu, remercie de ne l’avoir jamais abandonné et auquel il rend grâce de sa guérison, — le Dieu juste et omnipotent, créateur et père de toutes choses, qui récompense les bons et punit les méchans, et dont, plus que toute autre, cette partition de Fidelio respire l’intime croyance.

Je ne sais quoi de lumineux plane et rayonne sur ce chef-d’œuvre ; l’action se joue au fond d’un cachot, parmi les pleurs, les grincemens de dents et les ténèbres, et vous voyez à tout instant sur les fronts de l’héroïne et de son époux comme un nimbe échappé de la Transfiguration de Raphaël. C’est une gloire en effet que cette musique ; jamais le pathétique ne trouva d’accens plus beaux, plus déchirans ; on pense à l’Imogène de Shakspeare. Et cet immortel duo des deux époux lorsqu’ils se retrouvent ! Mozart lui-même s’est-il élevé jusque-là ? Haletans, éperdus, ils se précipitent dans les bras l’un de l’autre, — Florestan ! Léonore ! — Deux noms, c’est tout ce que ce morceau contient de paroles ; ils s’appellent, s’étreignent et se taisent, abîmés dans leur joie, étouffés, étranglés par l’inexprimable. — Louer Mlle Krauss pour la manière dont elle compose, dont elle joue et chante ce rôle de Léonore, n’est point assez ; il faut la remercier de son inspiration, de son talent mis au service d’un pareil chef-d’œuvre, désormais, grâce à elle peut-être, adopté du public, car ce qui ne s’était point encore vu arrive aujourd’hui : Fidelio fait des recettes. C’est au zèle persistant de Mlle Krauss, à son initiative d’Allemande convaincue que nous devons ce fier succès, le plus décisif assurément que la musique ait remporté cet hiver. Hâtons-nous de dire que la vaillante artiste en a toute la première profité ; son triomphe a été ce qu’on peut imaginer de plus radieux. Il est si rare de voir aujourd’hui le talent se dévouer à quelque noble et utile tâche ! — Gabrielle Krauss n’en aura pas