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un peu étourdies, surtout son culte enthousiaste pour Horace et la poésie latine. Cependant à l’époque où commence ce récit le pauvre homme venait de subir une rude épreuve, et le chagrin l’avait changé au point de le rendre méconnaissable. Sa femme, morte en deux jours des suites d’une couche laborieuse, l’avait laissé seul avec quatre enfans. Les aînés, deux garçons jumeaux, que le docteur, en sa fièvre de latinité, avait baptisés Nisus et Euryale, entraient dans leui’ douzième année. La plus âgée des filles avait dix ans et s’appelait Suzanne ; quant à la dernière venue, Marguerite, cause innocente de tant de douleur, c’était une faible créature, ayant à peine le souffle et ressemblant à sa mère. Ces quatre orphelins eussent été une lourde charge, même pour un homme mieux trempé et plus pratique que le docteur. Aussi ceux qui l’avaient vu le lendemain de l’événement étaient restés frappés de l’altération de ses traits. Sa vivacité avait fait place à un morne accablement , et il ne pouvait dire deux mots sans fondre en larmes. Il ne fût pro])ablement pas venu à bout de surmonter cette grande douleur sans le secours d’une amie de la défunte qu’on nommait M"’^ Lambert, et qui était la femme d’un marchand juif de Paulmy. Son mari, poussé par l’humeur aventureuse des gens de sa race, avait quitté la Lorraine allemande pour ce coin de la Touraine, où il s’était enrichi dans le commerce des mules poitevines. Après avoir fermé les yeux à la morte. M’"" Lambert, qui avait elle-même un fils de douze ans, s’était hâtée d’emmener chez «lie les deux jumeaux et Suzanne, tandis que le docteur s’occupait des pénibles préliminaires de l’enterrement.

L’intérieur du logis Lambert ne ressemblait en rien à celui des autres maisons de Paulmy. Une lampe à sept becs en cuivre luisant descendait d’une des solives du plafond de la grande salle. Près de la cheminée était suspendu lui portrait de Moïse ; au-dessus de chaque porte, des étuis de verre contenaient de petits rouleaux de parchemin jaune. Tout enfin, jusqu’au profil maigre de M. Lambert et aux longs yeux noirs de sa femme, semblait appartenir à un autre pays et à d’autres mœurs. Les deux jumeaux, qui avaient l’humeur hisouciante, s’étaient néanmoins habitués rapidement à cette nouvelle demeure. Suzanne, plus nerveuse et plus sensible, avait été moins vite apprivoisée. On avait eu grand’peine à l’arracher du lit de mort de sa mère, qu’elle adorait. Pendant deux jours, farouche, se tenant à l’écart, étouffant ses sanglots, elle avait refusé de manger ; enfin, cédant aux tendres attentions de M’" Lambert et du fils de celle-ci, Nathan, son ami d’enfance, elle avait consenti à se laisser consoler ; mais elle était toujours restée mélancolique et ne se mêlait guère aux jeux bruyans des deux jumeaux.